Entretien avec Jean Clair

« La peinture n’est pas seulement là pour satisfaire un plaisir, mais apporte un sens »

Publié le 29/05/2012
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Pourquoi s’est produite une rupture entre la peinture et la médecine à la fin du XIXe siècle ? Jean Clair dans un beau livre* retrace comment s’est délitée cette union heureuse cristallisée par la disparition d’un savoir et d’un savoir-faire au profit de l’émergence du monstrueux et du difforme dans l’art moderne. Retour vers un âge d’or.
Décision Santé. À vous lire, l’alliance entre l’art et la science, les médecins et les peintres, l’art académique et le savoir anatomique serait à l’origine d’un âge d’or de la peinture.

Jean Clair. On appelle aujourd’hui les arts plastiques ce que l’on dénommait hier les Beaux-Arts. En fait, il y a plusieurs âges d’or dans cette histoire. Dans ces années de forte créativité, la peinture se soumet presque servilement à une puissance spirituelle ou intellectuelle. Et sert à un principe qui dépasse la simple satisfaction visuelle, sensible, sensuelle. À partir du moment où la société s’est laïcisée, à grands traits au siècle des lumières, lorsque les grands idéaux verticaux métaphysiques se sont éloignés, l’art s’est réduit à une relation de l’homme à l’homme. La question des modèles s’est alors posée. La médecine a connu des progrès fulgurants dans la connaissance du corps. L’art dans le même temps est allé au désert, ne sachant plus traiter le problème de la réalité visible. La pratique artistique s’est laissée déborder par les avancées scientifiques toujours plus sophistiquées et puissantes. Ce qui a amené l’art dans un état d’abandon, avec pour conséquence une course en avant frénétique qui a conduit à envisager un génie artistique irréductible à des lois, à des normes. Une grande coupure s’est opérée qui ne s’était jamais produite auparavant. Celui qui s’occupait des corps pour les soigner et celui qui s’adonnait aux formes pour les élaborer n’étaient plus l’un et l’autre aller se former à la même école du type des théâtres d’anatomie jusqu’au XIXe siècle…

D. S. La figure de Paul Richet, médecin du XIXe siècle traduit cette alliance et clôt donc un cycle.

J. C. Il ouvre aussi une crise ! Il est à la fois médecin et professeur d’anatomie à l’École des beaux-arts, et donc lié aux milieux artistiques. Il continue à croire à une normativité du corps humain, à une beauté idéale de l’homme moderne. Ce qui le conduit à rédiger un manuel d’anatomie pour les étudiants des Beaux-Arts. Or ce modèle est immédiatement récusé par les artistes dits modernes ou d’avant-garde, les contraignant à recourir à des canons dont justement ils se sont débarrassés. D’où le paradoxe au XXe siècle d’un art qui se réclame d’un canon impératif du corps sain, harmonieux, nouveau credo esthétique des régimes totalitaires. Au contraire l’avant-garde en art se dirige vers des biomorphotypes monstrueux, échappant à toutes les règles d’une société saine et harmonieuse.

D. S. Paul Richet est aussi neurologue. Il accompagne le passage de témoin entre deux disciplines, l’anatomie et la neurologie, avec cette fascination qu’exerce alors l’hystérie, maladie-spectacle, sur ses contemporains.

J. C. Cela est exact. Parmi les grands modèles herméneutiques et cliniques qui permettent à la science de progresser, l’hystérie occupe une place majeure chez les neurologues et dans la psychanalyse naissante, alors qu’elle est à l’opposé de l’idéal canonique classique et défie d’ailleurs les règles anatomiques. Le problème de Freud sera de déterminer s’il existe une localisation, une stratification psychique de l’hystérie, même si cet exercice relève souvent de la métaphore. La science moderne prend appui sur l’anormalité pour définir la normalité, alors que l’art emprunte une autre direction. Il s’agit ici de s’éloigner du corps normé par l’anatomie pour se diriger vers un corps difforme, monstrueux. Au point où la beauté ne repose plus sur les principes apolliniens, mais sera convulsive selon André Breton. C’est-à-dire une beauté qui s’inspire des spasmes, des contractures telle que l’a instituée une nosologie hystérique. Il y a là un fil qui court jusqu’aux neurosciences d’aujourd’hui.

D. S. Des peintres comme Degas ont été influencés par l’état de la science.

J. C. Les études sur les localisations cérébrales, la dégénérescence ont influencé les artistes. En témoigne par exemple le tableau de Degas, la Petite Danseuse. Au XXe siècle, les surréalistes, les expressionnistes se sont plutôt nourris de concepts issus de la psychanalyse.

D. S. Vous célébrez dans votre ouvrage l’année 1895 où les rayons X, le cinéma sont inventés. Faut-il passer par pertes et profits l’invention quelques décennies plus tôt de la découverte de la photographie ?

J. C. Certes pas. Cela mériterait un chapitre spécifique. Dès 1830, les artistes se précipitent sur les épreuves photographiques comme pour se rassurer sur leur méthode d’approcher le visible. Mais très vite, ils reconnaissent dans la photographie un moyen artificiel d’enregistrer le réel qui n’est pas plus scientifique que leur propre démarche. Le naturalisme photographique va très vite lasser les artistes. On doit noter toutefois deux exceptions, avec les débuts de pornographie industrielle et le dévoilement d’une réalité occulte, l’enregistrement de phénomènes inexpliqués qui nous conduisent au spiritisme, aux tables tournantes.

D. S. Au même moment, les rayons X révèlent l’invisible.

J. C. Ce nouveau monde obsède alors les artistes qui se sont toujours consacrés au monde visible, même lorsque l’art était la représentation d’un ordre transcendant. Les peintures médiévales qui figurent par exemple l’ordre des anges, la hiérarchie des anges obéissent à des règles iconographiques très précises, à une loi à laquelle on ne déroge pas. Mais comment représenter un phénomène comme les rayons X ? S’il apparaît comme un matériau visible, on montre un macabre démystifié qui aurait perdu son mystère. Ou bien on s’interroge sur le monde caché qui en est aussi une démystification, lorsqu’il abrite par exemple les secrets de l’amour réduit alors à un tas d’os. Il y a là une atteinte profonde à la sensibilité de l’artiste mais aussi l’expression d’un immense désarroi, d’une impuissance à exprimer la fascination qu’exerce ce nouveau monde. La peinture s’efforcera d’y échapper par le recours à des procédés de plus en plus extravagants, les raisonnements les plus fallacieux comme l’automatisme. S’il n’y a plus moyen de contrôler ce que l’on peint, abandonnons-nous aux pulsions de l’inconscient. Et pratiquons le dripping, les taches. D’autres préfèrent se livrer à des spéculations philosophiques élaborées et en même temps dérisoires comme chez Kandinsky ou Mondrian. Cette abstraction facilement va se mettre plus tard au service d’idéologies métaphysiques.

D. S. Mais le livre opère un retour en arrière à la suite d’une magistrale interprétation d’un tableau de Balthus. Nous voilà plongés au cœur de la Révolution française avec l’invention d’une autre technique promis à un bel avenir, la guillotine où les médecins ont joué un rôle central. C’est là le début d’une longue histoire…

J. C. Il y a là il est vrai le premier épisode où les médecins exercent un pouvoir si l’on ose dire capital sur l’existence d’un individu, en participant activement à la fabrication d’une machine supposée administrer la mort de manière philanthropique et indolore. Mais elle soulève un grand nombre de questions. Certes la machine est créée au nom de la raison issue des Lumières, de l’égalitarisme et sur le postulat que la mort est instantanée et salutaire pour le corps social. Toutefois, confronté à une tête coupée, à un corps détaché, où se niche alors l’âme, où est le spectre comme s’interroge Victor Hugo ? Au lieu et place de l’homme rationnel, l’humanité se voit peuplée de morts-vivants, de fantômes qui vont nourrir la sensibilité romantique et symbolique mais aussi plus tard le surréalisme qui n’hésite pas dans ses premières années à lancer des appels au meurtre, mouvement encore aujourd’hui décrit comme le parangon de la pensée d’avant-garde. Tout cela s’achève par la naissance de cette créature étonnante, l’acéphale, l’homme décapité, imaginé par Georges Bataille et dessiné par André Masson. Il incarne l’homme nouveau, tout puissant, délivré des chaînes de la raison et s’abandonnant à la jouissance pure et totale de ses pulsions. Cela est toutefois très étonnant. Car on ne peut pas ne pas penser de voir ici une créature qui serait descendue directement de l’échafaud. Alors que l’on annonce des jours meilleurs, cette image devient singulièrement sombre, funèbre, inquiétante.

D. S. Si vous retracez dans cet ouvrage la généalogie ancienne de cette figure de l’acéphale, n’a-t-elle pas en fait disparu de l’imaginaire occidental ?

J. C. La destruction par le feu, par les gaz toxiques qui réduisent l’homme à une espèce de vermine fait partie des images aujourd’hui plus frappantes que celle de l’acéphale, trop liée peut-être à un passé mythologique. La terreur absolue ne passe plus par la décapitation. Encore que certains fanatiques ou terroristes dans d’autres sphères culturelles revendiquent encore ce type de pratique. Plus simplement l’art du portrait qui représentait un office, un statut, une position sociale a disparu. Il a été remplacé par celui d’un homme perdu, seul, traversé par des émotions, des pulsions. Le portrait moderne renvoie à la singularité, à l’idiotie, au sens propre du terme, à un éloignement du corps social.

D. S. Cela nous ramène à cette thématique de la mélancolie, objet d’une exposition dont vous avez été le commissaire et qui a rencontré contre toute attente un vif succès.

J. C. Certes, mais cela n’a rien à voir selon le critère de la fréquentation au triomphe de l’exposition Monet ou Manet par exemple. Je ne pourrai d’ailleurs pas la refaire aujourd’hui. Simplement il est vrai, des individus ont peut-être découvert un univers qu’ils n’imaginaient pas. Ainsi, la peinture recèlerait une signification propre. La continuité iconographique est un fil d’or qui traverse les siècles. La souffrance, la douleur s’expriment de manière comparable quelle que soit l’époque. La forme n’est pas là pour satisfaire seulement un plaisir mais détient un sens, une signification. Un nouveau monde s’est peut-être ouvert pour tous ceux à qui jamais cet arrière-fond iconologique aussi riche qu’un traité de métaphysique ou de morale n’avait été montré.

Propos recueillis par Gilles Noussenbaum

Source : Décision Santé: 285