Un questionnaire auprès des médecins du réseau Sentinelles

La pandémie de grippe aviaire selon les généralistes

Publié le 29/01/2006
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EN L’ABSENCE de données observées, la prévision est un exercice particulièrement périlleux. Elle repose pour partie sur des modèles mathématiques qui permettent de simuler des scénarios sous différentes hypothèses et fournissent des projections entourées de fourchettes d’incertitude. Dans tous les cas, la prévision tient de l’oracle, car elle ne prend pas en compte la façon dont le public réagira, ni comment les mesures envisagées seront mises en ?uvre, ni leurs impacts. Or ces dimensions sont déterminantes.

L’approche utilisée dans l’enquête que nous avons réalisée s’inspire de la méthode Delphi – recherche de consensus d’experts mis au point par la Rand Corporation nord-américaine et employée notamment par l’OMS à la fin des années 1980 pour prédire l’évolution du sida dans les grandes métropoles du Sud – en se fondant sur les perceptions du risque de ceux qui seront en première ligne, les médecins généralistes. Nous avions précédemment utilisé cette méthode à propos du risque de la maladie de la vache folle (1) qui repose sur l’interrogation de médecins généralistes du réseau Sentinelles. En l’absence de données, on peut considérer, à la suite des travaux de Slovic (2), que la mise en évidence des différents paramètres qui structurent la perception du risque et leur degré de corrélation représentent une forme de modélisation prédictive : la subjectivité individuelle est ici compensée par un relevé détaillé des distributions des probabilités exprimées dans les réponses aux questions posées. Ainsi, la mesure des perceptions ne refléterait pas seulement l’inquiétude d’un corps social, mais permettrait d’apporter des informations pertinentes sur la probabilité de survenue de l’événement, sa magnitude et ses conséquences sanitaires, ainsi que sur l’adéquation des moyens envisagés pour s’en protéger.

Les généralistes à la fois experts et « amplificateurs ».

Nous avions déjà utilisé dans un article récent (3) le postulat que les médecins généralistes étaient à la fois des experts (au sens où ils ont un accès privilégié à l’information spécialisée dispensée sur ce type de sujet) et des « amplificateurs » du risque vis-à-vis de leurs patients, selon une théorie présentée par le sociologue Kasperson (4) (au sens où l’amplificateur retransmet un signal en l’atténuant ou en l’augmentant en fonction de sa propre perception). L’objectif est donc de proposer une modélisation de la gestion du risque pandémique fondée sur les perceptions qui représentent les seules données utilisables pour rendre compte d’un événement hypothétique. Les données collectées permettent de révéler des interrogations, de faire émerger des paradoxes éclairant les zones d’incertitudes maximales et de détecter des sources de problèmes à venir, si la pandémie survenait. En cela, l’étude de la perception du risque fournit ce « miroir simplifié de la réalité », qui définit bien un exercice de modélisation.

Nous présentons l’analyse des 392 réponses reçues à un questionnaire adressé par voie électronique aux 1 031 médecins du réseau Sentinelles, sondés via Internet entre le 19 décembre 2005 et le 15 janvier 2006 (388 médecins sur 392 avaient répondu avant le 10 janvier, et 4, le 15), c’est-à-dire avant la survenue des derniers cas humains de grippe aviaire H5N1 en Turquie). Le questionnaire est disponible en ligne (http://rhone.b3e.jussieu.fr/ senti/grippe_aviaire/IMG/html/questionnaire_final.html) sans restriction d’accès.

95 % des médecins répondent «après 2006».

A la question posée sur la date prévisible de survenue de la prochaine pandémie grippale, la très grande majorité des médecins (95 %) répondent «après 2006»; 46 % prévoient une pandémie «dans les trois prochaines années», 42 %, dans «les dix prochaines années», et 8 %, «plus tard». De façon un peu paradoxale, ils sont plus d’un tiers à évaluer «assez élevée» ou «très élevée» la probabilité actuelle d’humanisation du virus H5N1 et, donc, son risque de transmission interhumaine. Ces paradoxes soulignent probablement l’incertitude des médecins à ce sujet.

Les 392 médecins sondés prédisent un taux d’attaque médian de 30 % (il s’agit du pourcentage de la population atteinte par le virus pandémique et symptomatique), ce qui est voisin des projections de l’InVS (de 15 à 35 %) (http:// www.invs.sante.fr/surveillance/grippe_aviaire/index.html). En revanche, ils prévoient une proportion d’infections asymptomatiques plutôt faible (20 %), mais un taux d’hospitalisations plus élevé (15 %) et, surtout, un taux de létalité (pourcentage de décès parmi les cas) beaucoup plus élevé (10 %) que la plupart des prévisions annoncées dans la littérature scientifique (en l’absence totale de fait dans tous les cas).

Des chiffres très supérieurs à ceux de l’InVS.

Ces proportions extrapolées à la population française, que nous avons réalisées à partir de ce modèle sociologique « Sentinelles », conduisent à une prévision d’une pandémie touchant 18 millions de personnes en France, 2,7 millions d’hospitalisations et 1,8 million de décès attribuables, des chiffres très supérieurs à ceux présentés par l’InVS (respectivement 1,1 million d’hospitalisés et de 91 000 à 212 000 décès). Il y a une certaine dissonance apparente entre le «catastrophisme» des projections des médecins Sentinelles et le degré d’inquiétude qu’ils affichent et qui est très modéré (voir figure 1), en comparaison avec les autres risques sanitaires que nous leur avons demandé d’évaluer.

La plupart des acteurs civils de la santé semblent insuffisamment préparés au risque de pandémie grippale. En effet, quels que soient les secteurs considérés, les médecins généralistes sondés sont 62 % (pour les administrations civiles de la santé) à 80 % (pour le secteur de soins ambulatoires) à juger insuffisant à très insuffisant leur degré de préparation. Seuls les personnels militaires sont perçus comme « suffisamment » ou « bien » préparés par près de 60 % des généralistes.

Les médecins généralistes n’ont pas une conception univoque du déclenchement de la pandémie. Un seul cas de transmission interhumaine rapporté en France déclencherait l’alerte et modifierait radicalement leur pratique pour 43 % d’entre eux, alors qu’il suffirait que ce cas survienne «n’importe où dans le monde» pour 32 %. Un cas humain de grippe H5N1 sans transmission interhumaine rapporté en France (ce qui constitue une situation analogue à ce qui se passe actuellement en Turquie) aurait ce rôle d’alerte pour 10 % des généralistes.

Masques et lavage des mains, mesures les plus pertinentes.

Que ce soit à titre de précaution (mesures à prendre dès aujourd’hui) ou de prévention (lorsque la pandémie aura commencé), les médecins affichent un consensus fort pour juger le masque et le lavage des mains (avec le vaccin lorsqu’il sera disponible) comme les mesures les plus pertinentes à prendre. L’isolement des malades, la restriction des transports, le plan de lutte national et les antiviraux curatifs ou préventifs font l’objet d’un consensus beaucoup moins large. Une absence totale de consensus caractérise, en outre, le cas de la vaccination saisonnière. Ces opinions tranchent avec l’attitude des médecins vis-à-vis de leurs patients, puisqu’ils sont 97 % à rapporter ne recommander « jamais » ou « parfois » le stockage des masques à leurs patients, et 60 % à leur recommander « de ne rien faire » pour se protéger contre la pandémie.

Cette enquête a montré une discordance importante entre un raisonnement logique sur le plan médical et scientifique, et les capacités des médecins à transmettre au public des messages d’aide et de prévention pour se préparer à une éventuelle pandémie. Ainsi, les MG sont peu enclins à conseiller leurs patients pour faire face à la pandémie, attitude en corrélation (p < 0,001) avec le faible pourcentage d’entre eux qui s’attendent à sa survenue au cours de l’année 2006.

(1) M. Setbon, J. Raude, C. Fischler, and A. Flahault, « Risk Perception of the Mad Cow Disease in France : Determinants and Consequences », Risk Analysis, volume 25 (4), 2005, pp. 813-826. P. Slovic (1987), Perception of Risk, in « Science », vol. 236, 1987, pp. 280-285.
(2) J. Raude, C. Fischler, M. Setbon, A. Flahault, and E. Lukasiewicz, GPs and the Social Ampli?cation of BSE-related Risk : An Empirical Study, in « Health Risk & Society », vol. 6 (2), juin 2004, pp. 173-185.
(3) R. E. Kasperson, Social Ampli?cation and Attenuation of Risk. In « The Annals of the American Academy », 1996, vol. 545, pp. 96–105.

&gt; MICHEL SETBON (Cnrs, LEST, Aix-en-Provence), &gt; JOCELYN RAUDE ( Cnrs-EHESS, Paris), &gt; PIERRE CAPEAU et ANTOINE FLAHAULT (réseau Sentinelles de l’Inserm, unité 707, Paris).

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7887