PARMI TOUS ses talents, Edgar Morin est un formidable historien des idées. On ne peut analyser le présent sans voir comment on en est arrivé là. La Renaissance et le siècle des Lumières sont ces deux merveilleuses périodes où la connaissance, la raison et la liberté prennent leur essor, Morin en restitue l'essence avec soin.
La Renaissance a détaché la philosophie de la théologie qui l'étouffait, a permis de retrouver l'autonomie de la raison issue des Grecs. Les études et travaux de Galilée, Descartes ou Bacon nous permettent d'agir sur des bases empirico-rationnelles. Se dégage l'idée d'un monde dominé par la raison, débarrassée des vieux mythes, en route vers le progrès. Mais on y trouve aussi ce que l'auteur considère comme deux maux potentiels : l'idée de savoirs très séparés les uns des autres, et le fait que l'homme armé de sa fière rationalité se coupe du monde, puisque sa fin est d'être «maître et possesseur de l'Univers», selon la formule de Descartes.
Les Lumières vont reprendre et intensifier cette vision, y ajoutant l'expression des droits de l'homme, un ensemble qui a constitué, selon Hegel, «un splendide lever de soleil». Le socialisme, et en particulier la pensée de Marx, nous indique comment va se faire ce progrès, à travers l'inéluctabilité de la lutte des classes, mais seul le résultat compte...
Bien sûr, ces schémas sont pour le moins réducteurs et construits un peu à la hache. Morin n'oublie pas que ces lumières éclairent aussi la sensibilité de Rousseau, l'avènement du romantisme dans tous les arts. Il n'est pas le premier à se demander comment la triade raison-liberté-bonheur a pu mener, d'une part, aux horreurs de l'Histoire du XXe siècle, d'autre part à un monde réduit à l'économie, au profit, destructeur de la planète, portant en lui la menace de la biosphère et la menace nucléaire. Il n'est pas le premier, l'école de Francfort, en premier lieu Theodor Adorno, évoquait dans un raccourci provocateur le chemin allant «des lumières à Auschwitz».
Invention, manipulation, destruction.
C'est avec un grand soin qu'Edgar Morin montre que si elle pense s'être construite sur le refus des croyances et des superstitions, la modernité n'en a pas moins pour racines des mythes. Ceux de la maîtrise de l'Univers (Descartes), du progrès (Condorcet, plus tard Comte) et enfin du bonheur ( «idée neuve en Europe», disait Saint-Just) ont déchaîné, dit l'auteur, «les quatre moteurs associés du vaisseau spatial Terre, libérant une capacité inouïe d'invention et, en même temps, de manipulation et de destruction».
Curieusement, l'idée de progrès a survécu à deux guerres mondiales horribles, elle a pu renaître à l'Est avec l'idée d'avenir radieux, à l'Ouest comme «civilisation industrielle avancée».
Au travers de ces chapitres passionnants, on voit en fait Morin établir un débat avec Descartes. Si le philosophe français instaure l'autonomie de la pensée avec son célèbre « cogito », il faut porter à son débit la pensée séparatrice. La superbe assurance du « je pense » dominateur fait du monde une chose à posséder, à utiliser rationnellement. De là à dire qu'il est le lointain inspirateur de l'horreur écologique...
La pensée de la séparation, ces fameuses « natures simples » cartésiennes, nous fait perdre de vue l'essentiel : la complexité du réel. Le fait que l' Homo sapiens n'est jamais loin de l' Homo demens et que la rationalité justement mène à la folie lorsqu'elle s'exaspère. De la même façon, la réduction de l'homme à sa réalité économique éclipse abusivement son existence passionnelle ou, comme le dit Pierre Hassner, « héroïque ».
Edgar Morin, « Vers l'abîme », éd. L'Herne, 181 pages, 11,90 euros.
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