Que penser d'une société dans laquelle un trait héréditaire des personnes aurait un propriétaire ? Orwell n'y avait pas pensé. Et pourtant, quelques décennies après lui, c'est ce modèle de société qui est en couveuse.
En juillet 1998, avec, au minimum, une belle imprudence, la Commission européenne adoptait une directive d'une grande ambiguïté autorisant de fait le brevetage des gènes humains. Quoique le viol d'un principe fondamental fût évident, bien peu, dans la communauté scientifique, ont réalisé la menace, à l'exception de Jean-François Mattei, alors député européen, qui, avec son collègue allemand Wolfgang Wodarg, avait lancé une pétition réclamant la rediscutions de cette directive. Malgré la collecte de plus de 10 000 signatures, et non des moindres, on n'a guère enregistré, du côté du gouvernement d'alors, que de rares mais très très humanistes déclarations, qu'on a apparemment oublié de faire suivre d'effets. Le loup s'est donc engouffré dans la bergerie, en l'espèce la société Myriad Genetics, basée à Salt Lake City.
Un risque de procès en contrefaçons
La firme n'a pas fait dans la demi-mesure. En 2001, en effet, elle a obtenu auprès de l'Office européen des brevets (OEB) trois brevets couvrant toutes les applications diagnostiques et thérapeutiques envisageables du gène BRCA-1. On sait qu'il s'agit d'un gène majeur dans les formes héréditaires du cancer du sein, lui-même problème majeur de santé publique dans le monde. Le marché est donc gros, et les prétentions de Myriad tout à fait exorbitantes.
La firme n'entend pas donner de licence d'exploitation, et demande que tous les premiers prélèvements effectués dans une famille pour rechercher une mutation lui soit envoyés, pour être analysés dans une « usine à test » bâtie à Salt Lake City. A défaut, les 17 laboratoires français et les laboratoires des autres pays d'Europe qui continueraient à réaliser des tests, souvent, grâce à des techniques originales, s'exposent à des procès en contrefaçon.
Ces exigences de Myriad auraient, si elles étaient satisfaites, des conséquences inacceptables : la perte d'information et d'expertise pour les chercheurs européens ; le ralentissement, sinon l'arrêt, des recherches connexes menées dans de nombreux laboratoires sur les facteurs modulant l'action de BRCA-1 ; le découplage de fait entre diagnostic et prise en charge psychologique et thérapeutique des patientes et des familles ; le coût, puisque Myriad facture ses tests trois fois plus cher que les laboratoires français ; enfin, ce qui serait risible si le sujet n'était grave, les erreurs, puisque la technique de Myriad, le séquençage direct, passe à côté de 10 à 20 % des mutations du gène, comme l'a montré le Dr Stoppa-Lyonnet en juin 2001 en repérant, dans une famille américaine, une large délétion hétérozygote dans le gène passée inaperçue chez Myriad.
Et comme si cela ne suffisait pas, le monopole de Myriad est construit pour durer. Exiger que tous les prélèvements aboutissent à Salt Lake City est un moyen pour la firme de se constituer la plus grande banque génétique au monde sur le cancer du sein. Toute recherche ultérieure sur la maladie passera donc par Salt Lake City ; la situation qui prévaut aujourd'hui pour BRCA-1 prévaudra donc demain pour les autres gènes impliqués dans la maladie, et ce, aussi bien pour le diagnostic que pour la thérapeutique.
Enfin, pour être complet, le cancer du sein n'est pas seul en cause : la société BioRad, américaine elle aussi, qui détient le brevet du gène de l'hémochromatose, autre immense marché, entend l'exploiter selon la même logique industrielle et financière que Myriad. Le cas de BRCA-1 est emblématique. Mais dès lors que la voie est ouverte, c'est toute la génétique médicale qui est en question.
Des institutions de onze pays
L'institut Curie a été le premier à réagir en prenant la tête d'un mouvement d'opposition auprès de l'OEB, auquel se sont joints l'IGR, et l'AP-HP, et qui bénéficie du soutien de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer et de la Fédération hospitalière de France. Un recours analogue a été déposé par un collectif emmené par la Société belge de génétique humaine, rassemblant des sociétés de génétique de 11 pays européens, ainsi que les ministères de la Santé belge, hollandais et autrichien, et le Parti social démocrate suisse. Le Parlement européen, enfin, appuie la démarche, après avoir annoncé en octobre 2001 son soutien à la position française, et invité « les autres institutions de l'UE et les gouvernements des états membres à faire de même ».
Il y a donc du monde au créneau, et puisque le cancer est devenu en France priorité nationale, il n'est pas interdit d'espérer, cette fois, une action gouvernementale résolue en faveur d'une renégociation de la fâcheuse directive.
En attendant, le recours en annulation est déposé à l'OEB, et vise trois axes : le défaut de priorité et le défaut de nouveauté, puisque la séquence du gène BRCA-1 était en fait déjà disponible dans les banques de données à la date de dépôt du troisième brevet ; le défaut d'activité inventive, pour la même raison ; enfin, l'insuffisance de description, puisque les applications thérapeutiques, notamment la thérapie génique, ne sont pas suffisamment décrites dans le brevet pour être mises en uvre efficacement.
L'annulation du brevet de Myriad par la division d'opposition de l'OEB ferait naturellement jurisprudence, et éviterait, à l'avenir, de tels abus. A défaut, il resterait encore une position de repli : la licence d'office. Le régime de la licence d'office, qui existe déjà pour les médicaments, pourrait être étendu aux tests diagnostics. On note au passage que des pays, comme le Canada ou l'Australie, qui eux aussi commencent à s'inquiéter des revendications de certains détenteurs de brevets, envisagent d'introduire ce régime dans leur législation.
Le recours à la licence d'office n'aurait toutefois rien d'une victoire. La procédure aurait le grand mérite de protéger les laboratoires qui refusent de plier devant Myriad et continuent d'effectuer des tests de dépistage des mutations de BRCA-1. Elle reviendrait toutefois à éviter le problème sur le fond : le brevetage du génome humain serait entériné. Pour cinq lignes subtilement contradictoires dans une directive adoptée à la sauvette, disent des connaisseurs de ce type de procédure, les systèmes de santé européens sont pris en otage. Il est douteux que des licences d'office puissent être prises pour tous les gènes majeurs qui seront brevetés. De sorte que, si le problème n'est pas résolu au fond, il n'est pas résolu du tout, quelque pommade qu'on applique. C'est pour cette raison que l'on attend une action de la France, avec les pays qui voudront s'y joindre, faute d'entendre, du côté de la Commission européenne, autre chose qu'un silence assourdissant.
Une proposition de loi américaine
Les Américains, certains au moins, s'inquiètent eux aussi de la dérive en matière de brevets. Une proposition de loi, déposée au Congrès par la représentante Lynn Rivers, prévoit d'exempter du régime des brevets les séquences génétiques utilisées à des fins diagnostiques ou à des fins de recherche. Le texte prévoit de raccourcir les délais de publication des séquences incluses dans les brevets, actuellement de 18 mois. Ces préoccupations rejoignent parfaitement les préoccupations européennes sur le diagnostic et la recherche. Reste à savoir si cette proposition, déposée en mars dernier, a des chances d'aboutir - question de climat - sans doute.
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