LA PART DES lipides dans la ration énergétique quotidienne est actuellement de 37 % en moyenne ; c'est-à-dire moindre qu'il y a vingt ans, où elle représentait de 40 à 42 % des apports énergétiques totaux (AET), mais légèrement supérieure aux recommandations qui préconisent 35 % des AET. Toutefois, la part des acides gras saturés (AGS) est encore nettement trop importante, égale à 16 % des AET, alors qu'elle ne devrait pas dépasser 10 %. C'est donc sur la réduction des graisses animales que devraient encore porter les efforts. De même, si nous consommons suffisamment d'acides gras oméga 6, nos apports en oméga 3 sont trop faibles, entraînant un déséquilibre entre ces deux acides gras essentiels, situation qui pourrait, selon certaines hypothèses, favoriser la progression de l'obésité dans les sociétés actuelles. «Nous vivons à l'âge de la lipophobie: elle imprègne nos goûts et nos préférences, nos modèles culinaires ou corporels. Mais la science, à force d'acquisitions nouvelles sur les lipides, sent sa vieille et simple vérité lipophobique craquer aux entournures des oméga3 et autres polyinsaturés», a souligné le sociologue Claude Fischler.
Les huiles végétales sont une source intéressante d'acides gras insaturés, qu'il s'agisse des AG mono-insaturés (dont l'huile d'olive est particulièrement riche) ou d'acides gras poly-insaturés. Selon une idée répandue dans l'esprit des patients, certaines huiles sont plus légères que d'autres ; c'est inexact : 1 g d'huile équivaut à 1 g de lipide, c'est-à-dire 9 kcal. Seule leur composition en acides gras diffère ; c'est pourquoi varier les huiles permet un apport équilibré en acides gras insaturés. Cela étant, nous consommons en moyenne 14 g d'huile par jour, ce qui équivaut à 12 % des apports lipidiques ; c'est peu.
Première responsable, la sédentarité.
Autre idée bien ancrée dans l'esprit des patients, le gras fait grossir. Ce n'est pas tout à fait exact : ce ne sont pas les lipides en eux-mêmes qui font prendre du poids, mais l'excédent de calories consommées par rapport aux calories dépensées, que celles-ci proviennent des glucides, des lipides, voire des protéines. En revanche, ce qui est vrai est que les lipides donnent leur saveur aux aliments, qu'ils en exhaussent le goût ; associés au sucre, ils favorisent la surconsommation d'aliments à haute densité énergétique.
Un travail britannique (Prentice et coll. « BMJ » 1995) a analysé l'évolution des apports lipidiques, des apports énergétiques, des marqueurs de sédentarité et du taux d'obésité en Angleterre entre 1950 et 1995. Il a montré une progression très spectaculaire du taux d'obésité entre 1980 et 1995, ainsi que du nombre d'heures passées devant la télévision et du nombre de voitures par foyer ; cela alors que la consommation de lipides et de calories avait légèrement diminué.
L'environnement social favorise aujourd'hui un déséquilibre entre les apports et les dépenses énergétiques, avec une offre alimentaire très large, proposant à toute heure la possibilité de consommer des aliments à haute densité énergétique (les moins chers), des portions qui ont tendance à augmenter et des occasions de bouger qui se raréfient, etc. Lutter contre l'obésité implique un changement de politique à tous les niveaux : urbanisme, agriculture, industrie agroalimentaire, distribution, éducation, information, etc.
Une situation tout à fait nouvelle.
«Probablement pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, le gras est considéré comme mauvais, tant dans les corps que dans les assiettes», a constaté Claude Fischler. Dans la plupart des sociétés, les femmes devaient être rondes pour être séduisantes et fertiles, et, pour les fêtes, il fallait tuer le veau gras. Actuellement, le gros est soupçonné de manger plus que sa part et il doit d'une façon ou d'une autre « rembourser le trop-perçu ». Aussi accepte-t-on qu'un sumo soit obèse (on l'engraisse pour cela) et qu'un déménageur soit « costaud » ; mais la femme, devenue davantage productrice que reproductrice, doit être « mince et musclée. »
A la fin du XIXe siècle, les statistiques des compagnies d'assurance américaines commencent à convaincre les médecins que la graisse, loin d'être la marque d'une bonne santé (littéralement d'embonpoint) et de prospérité, réduit l'espérance de vie de ceux qui en sont trop capitonnés. Et, au fil des années, le discours médical précise et accentue son opposition globale au gras. Ainsi, le XXe siècle marque la montée simultanée et paradoxale de la minceur (rêvée) et de l'obésité (de plus en plus réelle) au rang de fléau mondial de santé publique. Illustration de ce phénomène, les indices de masse corporelle des miss America ont diminué régulièrement de 1920 aux années 1980, passant de 22 ou 23 à 17 (ce qui est synonyme d'une franche maigreur), puis se sont stabilisés ou ont très légèrement augmenté ; mais ils restent bas et très éloignés de l'IMC moyen des jeunes femmes d'aujourd'hui.
Premier objectif, ne pas grossir.
«La plupart du temps, les patients qui consultent pour maigrir se fixent un objectif pondéral irréaliste, a souligné le Pr Bernard Guy-Grand. Et, bien souvent, ils ont déjà suivi de nombreux régimes restrictifs qui se sont soldés par une phase de désinhibition et une reprise pondérale supérieure à leur poids de départ.»
«Au moment de la prise de poids, les adipocytes se chargent de triglycérides; ils peuvent ainsi multiplier par 200 ou 300 leur volume. Mais les préadipocytes peuvent aussi se différencier en nouveaux adipocytes qui, eux aussi, se gorgeront de triglycérides. Et une fois que le nombre de cellules graisseuses a augmenté, il ne diminuera plus; cela explique pourquoi un ancien obèse regrossit plus facilement qu'un autre», a souligné le Pr Max Lafontan.
«Nous devons expliquer aux patients obèses qui consultent pour perdre du poids que le premier objectif est de parvenir à ne plus en prendre», a noté le Pr Guy-Grand, qui décline les différentes tâches du médecin lors d'une consultation pour amaigrissement : bien sûr, peser et mesurer (taille et périmètre abdominal), mais aussi examiner (regarder et toucher), évaluer les risques médicaux liés à cette obésité (troubles métaboliques, HTA, hypertriglycéridémie, arthrose, apnées du sommeil, etc.) et, surtout, respecter le patient en essayant d'éviter qu'il se soumette (ou, pire, de le soumettre) à des régimes trop sévères qui vont aggraver, à moyen terme, son problème pondéral.
Session « Le gras dans tous ses états : regards croisés d'experts » dirigée par le Dr Patrick Serog (Paris), avec la participation des Prs Claude Fischler (CNRS EHESS, Paris), Bernard Guy-Grand (Hôtel-Dieu, Paris) et du Dr Max Lafontan (INSERM U858 Rangueil, Toulouse), parrainée par Lesieur.
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