Livres
Lorsqu'il a appris la nouvelle par une dépêche de l'Agence France Presse, Jacques-Pierre Amette a d'abord douté et pensé, comme beaucoup, que c'était une « blague ». Puis il a fallu se rendre à l'évidence : les Goncourt sont des récidivistes, ils ont une nouvelle fois brûlé la politesse au Fémina au mépris de la parole donnée !
On se souvient qu'en 1999 déjà, pour prendre de court ce rival (!), le Goncourt avait annoncé son prix (Jean Echenoz) avant la date prévue ; pour régler le contentieux, un accord d'alternance avait été signé entre les deux institutions, et en cette année 2003, c'était donc au tour du Fémina - qui n'a d'ailleurs jamais fait figuré « la maîtresse de Brecht » sur ses listes - d'être attribué en premier. La date prévue était le 27 octobre. Auparavant, le jeudi 23 octobre, l'Académie française devait ouvrir le ban des prix d'automne ; elle, faisait du roman d'Amette un de ses trois finalistes avec Jean-Noël Pancrazi et Laurence Cossé : si l'Académie Goncourt a donc annoncé son lauréat dès le mardi 21 octobre, c'est donc la faute à l'Académie française...
« Il nous est apparu dommage que l'écrivain bénéficiaire de cette distinction exceptionnelle ne soit peut-être pas, à cause d'un ordre de dates et d'alternance, notre préféré parce que ce dernier aurait déjà été choisi par un autre jury. C'est pourquoi nous avons pris la liberté de faire connaître quelques jours en avance notre choix - qui est de "premier choix" - de notre lauréat du centenaire », a justifié la présidente du jury Goncourt, Edmonde Charles-Roux (83 ans).
C'est ainsi que « la Maîtresse de Brecht » l'a emporté au 5è tour de scrutin par 7 voix contre 2 à Frédéric Beigbeder (« Windows of the world »-Grasset) et 1 voix à Alice Ferney (« Dans la Guerre »-Actes Sud).
Amour et duplicité
Dans ce roman, Jacques-Pierre Amette invente une amante supplémentaire au dramaturge qui, marié à Hélène Weigel, femme au visage osseux et au regard sévère, a toujours accumulé les conquêtes.
Fin connaisseur de l'Allemagne et de ses écrivains, l'auteur avait déjà consacré un livre au « Voyage de Hölderlin en France » en 1991 et il avait cité un extrait de « Maître Puntila et son valet Matti », de Brecht, en exergue de son livre « Ma vie, son uvre » - une pochade sur la comédie des lettres, dans laquelle il mettait en scène un écrivain malheureux, cité parmi les favoris du Goncourt mais jamais lauréat.
Le récit se situe en 1948, lorsque, à la cinquantaine, Bertolt Brecht (1898-1956) revient à Berlin-est, en pleine guerre froide, après avoir connu l'exil durant quinze ans, notamment au Danemark et aux Etats-Unis. Reçu avec les honneurs, il prend la direction du Deutsches Theater et a pour mission de construire un nouveau théâtre militant, prolétarien et socialiste qui sera la vitrine officielle et culturelle du régime.
Sa rencontre avec la jeune comédienne autrichienne Maria Eich n'est pas fortuite puisque celle-ci est devenue un agent de la Stasi, la police secrète d'Allemagne de l'Est : elle a accédé à la demande de l'officier Hans Trow, le « responsable de la circulation interzone des personnes », qui lui a proposé une « garantie générale sur l'avenir ». Il l'a chargée de surveiller le maître tant admiré, lui expliquant qu'elle peut ainsi contribuer « à changer l'histoire » de son pays ; en contrepartie, Maria aura droit à un logement et à une loge personnelle au Deutsches Theatre pendant les répétions d'« Antigone ». L'actrice devient ainsi sa maîtresse en même temps qu'elle vit une histoire d'amour avec l'officier de renseignement qui l'a recrutée.
Agé de 60 ans, Jacques-Pierre Amette, critique littéraire au « Point », est l'auteur d'une trentaine de livres dont « Confessions d'un enfant gâté » qui lui valut le prix Roger-Nimier en 1986. Le prix Goncourt est pour lui - qui assume avec bonheur sa double casquette d'auteur et de critique - « le couronnement d'une carrière, sous le signe de la ferveur pour les autres écrivains ». Et d'ajouter que l'une de ses idées, en écrivant ce roman, était d'amener le public français à redécouvrir Brecht, notamment « l'anarchiste qu'il a été, le voyou qu'il a été, l'homme qui citait tout le temps Rimbaud, Villon, etc. ». Pour lui, son récit est « la tragédie d'un intellectuel qui essaye de se mettre trop près de la politique ».
Ainsi va la vie
La fin justifie-t-elle les moyens est une question d'actualité qui est aussi sous-jacente au roman de Jean-Noël Pancrazi, « Tout est passé si vite ».
Le livre a pour toile de fond une maison d'édition qui a prospéré dans les valeurs d'une entreprise familiale et qui, depuis qu'elle est tombée sous la coupe d'un groupe financier, utilise d'autres gens et d'autres méthodes. Toute ressemblance avec des pratiques actuelles ne serait que pure coïncidence et d'ailleurs là n'est pas l'essentiel de ce beau livre.
Il est illuminé par la figure d'une femme, plus très jeune, une éditrice et romancière de l'ancien temps, atteinte d'un cancer et qui assiste en spectatrice déjà détachée à sa dernière réception dans l'enceinte de la vénérable Maison. Ce qu'elle y voit lui rappelle ce qui a été, les figures disparues et des beaux moments passés. Ainsi va la vie, sans pleurs ni cris.
Jean-Noël Pancrazi, prix Médicis pour « les Quartiers d'hiver » en 1990, prix du Livre Inter en 1995 pour « Madame Arnoul », prix Valéry Larbaud pour « le Silence des passions » en 1994, a déjà évoqué la disparition de son père dans « Long séjour », celle de sa mère dans « Renée Camps ». Ce n'est pas pour autant qu'il se complaît avec la mort, car il la transcende en tendresse.
En tout état de cause, ce roman a séduit les jurés de l'Académie française puisque Jean-Noël Pancrazi, qui est né en Algérie en 1949, l'a emporté par 13 voix contre 9 au roman de Laurence Cossé « Le 31 du mois d'août » (Gallimard) et 1 à « la Maîtresse de Brecht ».
Décembre en octobre
On a connu le prix Décembre - créé il y a cinq ans avec pour ambition d'être un anti-Goncourt et qui est doté de 30 000 euros « avec le soutien de Pierre Bergé » - décerné en novembre ; il était d'ailleurs prévu ce mardi 4 novembre et voilà qu'il a été annoncé dans la foulée du Goncourt..., récompensant, avec deux semaines d'avance, Régis Jauffret pour « Univers, univers », paru aux éditions Verticales, un roman original qui est une plongée dans l'univers intérieur d'une femme.
Il montre « ce qui se passe dans le cerveau de quelqu'un l'espace d'une seconde, une heure, cinquante années d'existence », explique l'auteur selon lequel « nous sommes des univers passagers dans l'univers qui s'éternise ».
Né à Marseille en 1955, Régis Jauffret - qui a obtenu 5 voix contre 3 à « Mammifères » de Pierre Mérot-Flammarion - a écrit une dizaine de romans dont « Clémence Picot », « Fragments de la vie des gens » ou « Autobiographie ».
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