La grève des parrainages

Publié le 17/03/2002
Article réservé aux abonnés
1276293464F_Img83953.jpg

1276293464F_Img83953.jpg

Chronique électorale

Jean-Marie Le Pen, qui représente dix pour cent des suffrages, a reconnu vendredi dernier qu'il lui manquait une centaine de parrainages.

La Constitution prévoit en effet que, pour qu'un Français (ou une Française) se présente à l'élection présidentielle, il doit avoir le soutien écrit d'au moins 500 maires. Comme la France compte plus de 30 000 communes, même un nombre excessif de candidats (il y en aurait une trentaine cette année, mais personne ne compte plus) devrait trouver sans difficultés le nombre de soutiens requis.

Candidatures farfelues et votes foufous

La disposition sert surtout à filtrer les candidats : beaucoup de citoyens seraient tentés par l'aventure s'ils étaient dispensés de cette formalité, ce qui aurait pour résultat de faire de la présidentielle une foire d'empoigne, des candidatures farfelues entraînant souvent des votes folichons.
Tout allait bien dans le meilleur des mondes, jusqu'à cette année. Car, pour 2002, les maires boudent. Par leur abstention, ils veulent témoigner, comme n'importe quelle autre catégorie professionnelle, de ce qu'on appelle aujourd'hui, parfois avec componction, leur mal-être. Les maires sont très mal payés, surtout dans les petites communes qui n'ont pas les moyens de leur verser un salaire décent ; ils estiment qu'ils ne sont assez aidés ni par le pouvoir central, ni par le département, ni par la région ; leurs concitoyens ont la fâcheuse tendance de les rendre responsables de tout. Et si un préau s'écroule sur un élève, c'est le maire que les parents traînent devant les tribunaux.
Cinq cents soutiens pour trente candidats, cela fait quinze mille. Cela signifie donc qu'il faut aller chercher les soutiens dans les communes les plus anonymes, celles dont seuls les habitants connaissent le nom ; et dont les maires, besogneux, pauvres et fort peu adulés, sont saisis de l'envie de montrer aux hommes et aux femmes projetés sur le devant de la scène politique par leur candidature que, en définitive, ils dépendent d'eux.
Parmi les « petits » candidats (on voudrait bien leur donner un qualificatif moins péjoratif, car ils ont droit à la même sollicitude que les autres), certains, comme Daniel Gluckstein et Corinne Lepage, ont pu déposer leurs soutiens en temps et en heure. D'autres, comme Christiane Taubira, cherchaient frénétiquement, à la fin de la semaine dernière, les soutiens qui leur manquaient. D'autres, enfin, et, parmi eux, le pas du tout « petit » Jean-Marie Le Pen, se demandaient s'ils allaient pouvoir se présenter. Or, comme le souligent des hommes comme Jean-Louis Borloo, député-maire UDF de Valenciennes, et François Bayrou, candidat UDF à la présidence, il n'y a aucune raison de se réjouir du fait qu'un candidat n'ait pas le compte de ses soutiens.
Dans le cas de Jean-Marie Le Pen, et quoi qu'on pense de sa couleur politique, cela revient à rayer d'un trait de plume quelque trois millions d'électeurs. L'insuffisance des parrainages ouvre une crise de la démocratie.
Martine Aubry a fait, sur le sujet, un commentaire dont chacun appréciera la signification : si des candidats n'ont pas le nombre requis de soutiens, a-t-elle déclaré en substance, cela veut dire sans doute qu'ils ne sont pas populaires. C'est faux, parce que la popularité ne doit pas être recherchée chez les maires exclusivement, mais dans l'ensemble des citoyens ; c'est un jugement qui fait bon marché des règles démocratiques ; et pour ce qui est de Jean-Marie Le Pen, c'est même une imposture, car il réunit environ 10 % des intentions de vote. On ne peut pas supprimer ses adversaires par un artifice.
M. Le Pen a riposté à Mme Aubry par l'une de ces algarades où il n'a pas son pareil pour introduire les mots blessants. Mais peu importe : ce n'est pas à la gauche qu'en veut le chef du Front national, c'est au RPR, et plus particulièrement à Jean-Paul Delevoye, président des maires de France et RPR bon teint, qu'il accuse d'avoir comploté pour empêcher ses collègues de donner leurs soutiens à M. Le Pen. Ce dont, bien entendu, tous les chiraquiens se défendent en poussant des cris d'indignation.
S'il y a magouille dans cette affaire, elle est à la fois scandaleuse et contre-productive : il faut, c'est la règle d'or de la Constitution, laisser au premier tour s'exprimer toutes les tendances, y compris celle de l'extrême droite. Frustrés de leur vote, les électeurs de M. Le Pen ne tarderont pas à exprimer leur mécontentement autrement que par les voies du scrutin. Si Jean-Marie Le Pen est seulement victime du vague à l'âme des maires, le problème reste entier : il n'a pas besoin de 500 lettres pour démontrer qu'il représente un courant, et pas des moindres, de l'opinion.

Une bourde

C'est ce point que Mme Aubry, sans doute aveuglée par la passion politique, ce qui ne surprendra personne, a commis une bourde. On ne protégera jamais la démocratie par des tours de prestidigitation, par des manœuvres ou par de la chance pure et simple. C'est le droit absolu de Mme Aubry de lutter de toutes ses forces, et elle n'est pas la seule dans ce domaine, contre l'extrême droite. Mais elle doit conduire ce combat dans les règles strictes de la démocratie. La clause constitutionnelle qui risque de priver M. Le Pen de sa candidature (et de son échec plus que probable) ne doit-elle pas être révisée ?

Richard LISCIA

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7088