Cent pour cent d'augmentation du nombre habituel de corps : l'estimation avancée par le Pr Michel Durigon, chef du service de médecine légale de l'hôpital Raymond-Poincarré de Garches (Hauts-de-Seine), recoupe celle observée dans la plupart des établissements des grandes villes, en Ile-de-France comme dans les régions.
Pour faire face, les services ont souvent dû, comme au CHU de Bordeaux, ouvrir une salle supplémentaire. Ou remettre en service, comme à la Pitié (Paris), des cases réfrigérées en principe inutilisables (faute de monte-charge). Ou installer des morgues dans des cimetières, comme à Thiais. Ou créer des chambres mortuaires dans des camions frigorifiques : dix loués par la Ville de Paris à des entreprises de restauration collective et stationnés sous protection policière sur une zone industrielle d'Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), plus tous ceux installés dans les enceintes des CHU par l'AP-HP. Ou aménager des tentes réfrigérées, des bulles gonflables, comme à comme à Longjumeau et Vigneux (Essonne) ou à Vitry (Val-de-Marne).
Tout ces moyens n'ont pas suffi et il a fallu que le public et le privé s'entraident, les hôpitaux faisant appel aux capacités des pompes funèbres privées ou des instituts médico-légaux.
Celui de Paris, malgré ses 411 places, était saturé dès le 13 août et continuait, le 26, à être inaccessible au téléphone : un disque renvoyait à « l'interlocuteur principal, votre opérateur de pompes funèbres ».
La situation, estime Jean-Yves Noël, responsable de la chambre mortuaire de La Pitié, a été « dantesque » : « Si la rupture de charge a pu être évitée, c'est au prix de procédures exceptionnelles, avec des mises en bière anticipées, des soins onéreux en carboglace et des stockage de corps prolongés jusqu'à deux semaines, parfois plus. La situation d'engorgement se prolonge, avec 45 corps conservés mardi pour une capacité normalement plafonnée à 28 places. Mais les entreprises de pompes funèbres peinent à intervenir, car elles donnent la priorité aux défunts gardés à domicile. Moyennant quoi, ajoute-t-il, conscientes du drame humanitaire dans lequel nous nous battions, beaucoup de familles nous ont manifesté leur solidarité et leur reconnaissance pour nos efforts. »
Apparemment, le cas du CHU de Bordeaux est exceptionnel : le Pr Sophie Gromb, chef du service de médecine légale, déplore qu'une cinquantaine de corps y restent à l'abandon, en raison du refus des familles de prendre en charge les frais d'obsèques. « Nous cherchons un moyen légal pour les contraindre à venir chercher leurs proches, confie-t-elle, mais ce n'est pas facile et nous ne savons plus à quel saint nous vouer. »
Inhumations par voie administrative
Moins exceptionnel : le cas, à Paris, de ces quelque 300 à 400 corps également identifiés mais pour lesquels aucun membre de la famille ne s'est encore manifesté. L'Hôtel-de-Ville a mobilisé une centaine d'agents des centres d'action sociale (CAS) qui moulinent les fichiers d'aides et de prestations (téléalarme, portage de repas, cartes de transports) à la recherche des noms d'éventuels parents. Faute d'éléments retrouvés d'ici à lundi, les inhumations par voie administrative seront effectuées au cimetière de Thiais, dans des sépultures individuelles, les familles gardant la possibilité de se manifester dans les cinq ans.
« Au total, estime-t-on à la préfecture de police de Paris, si les événements liés à la canicule ont entraîné la saturation de l'ensemble de la filière funéraire, la mise en place des dépôts temporaires aura permis de fournir une réponse adaptée à la crise, tant en termes de respect de l'hygiène publique que de souci de la dignité des personnes, en particulier dans la présentation des corps. »
Quant aux leçons à tirer de la crise, indique-t-on au cabinet du préfet, plusieurs instances sont concernées : les maires, les hôpitaux et les opérateurs privés.
A l'AP-HP, Marc Dupont, responsable du département des droits du malade, souligne que ces dernières années, « un effort de reprise en main du mortuaire a été accompli, pour l'aménagement et l'accueil, dans le prolongement de l'effort mené en matière de soins palliatifs ». « Cet effort dans le qualitatif s'est accompagné, reconnaît-il, d'une restriction en termes quantitatifs, avec des restructurations et des regroupements interhospitaliers. »
Somme toute, sans qu'aucune directive n'ait été expressément formulée en ce sens, l'AP-HP a fait moins mais mieux en matière funéraire. Une évolution qui s'explique par deux facteurs concomitants : la baisse régulière du nombre de décès enregistrés chaque année*, d'une part, et, d'autre part, les effets de la loi du 8 janvier 1993, dite loi Sueur : un texte qui distingue les chambres mortuaires (les morgues des établissements de soins, dépendant de l'hôpital ou de la clinique) et les chambres funéraires, mises en place par les opérateurs privés avec des cases réfrigérées, des salons de présentation des corps, une salle de cérémonie et des salons de recueillement. Ce distinguo a conduit peu les structures hospitalières à se désengager au profit des prestataires privés.
« La même logique de fermeture des lits prévaut aujourd'hui en matière de chambres mortuaires, note le Pr Durigon. Mais la gestion qui s'ensuit, dite du flux tendu, fournit-elle la meilleure réponse lorsque survient la situation de crise ? »
* En 1993, on totalisait 17 322 morts dans les hôpitaux de l'AP-HP, contre 16 834 en 2002. Cette baisse tendancielle observée d'année en année reste aujourd'hui inexpliquée.
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