Décision Santé. Quelle est l’histoire de ce livre ?
Christophe Paradas. Il s’agit d’un projet d’écriture initié par l’amitié du professeur Édouard Zarifian et de recherches personnelles au travers d’enseignements et de collaborations à la Revue Nervure. L’idée est d’inviter le lecteur à un voyage à travers les mystères de l’expérience esthétique, des émotions que l’on ressent au contact des œuvres d’art. Il s’agit d’invitations aux voyages de l’esprit et de l’imaginaire si l’on accepte de s’y perdre pour mieux se retrouver et de partir à la rencontre de soi-même et à la rencontre de l’autre. Je propose des pistes sans tout expliquer ni croire tout comprendre.
D. S. Sa structure peut paraître déroutante, étant donné le nombre de sujets abordés de façon non chronologique, en brisant les repères habituels (Rembrandt après Hemingway ou l’esthétique japonaise après Camus) ? Même si tout commence par les Arts premiers et l’Égypte.
C. P. L’ensemble répond à une construction précise, avec ses fils rouges, ses enchaînements et ses intentions plus ou moins secrètes… L’idéal serait d’aborder le livre avec la plus grande liberté du monde, à la croisée de mille chemins, en tentant de dépasser les classifications, en jouant avec les chronologies et les hiérarchies supposées des œuvres et des créateurs. En se promenant, passant d’un chapitre à un autre, parcourant chaque page comme une ouverture sur les mondes de l’art, de l’inconscient, de l’imagination, des symboles. L’enfance de l’art ! Mais en acceptant parfois de « perdre connaissance » avec Claudel. Je propose de commencer effectivement par l’art de l’Égypte, « le plus savant de tous » selon Gauguin, avec ses beautés étrangement familières et son dieu du silence, Harpocrate avec l’index posé sur la bouche, également Dieu des poètes, des critiques d’art et des... psychanalystes. Le lecteur doit accepter de se laisser guider par son intuition comme par le hasard en son musée imaginaire si vous voulez, de subjectivité à subjectivité, de transferts d’existences en transferts de mémoires… Chacun de nous est conduit par ses expériences esthétiques et je l’invite à partager nos impressions, de sensation en sensation.
D. S. Pourquoi les psychiatres s’intéressent tant aux œuvres d’art et votre livre est-il celui d'un « savant docteur » ou d’un amateur d’art, d’un critique ou d’un analyste ?
C. P. La fréquentation des œuvres d’art est à la fois une vieille habitude, une pratique complexe non dénuée de risque et une source de jouvence que bien des maîtres en psychiatrie et les premiers psychanalystes pratiquent intensément. Il y a là une discipline rigoureuse et une position éthique, celle du chercheur qui se plie à l’épreuve féconde de la créativité des autres dans un dialogue des disciplines et qui se confie aux artistes qui contribuent à changer notre vision du monde et de la réalité psychique... Les œuvres et les productions sublimatoires des créateurs ont quelque chose à nous apprendre d’un point de vue clinique. Il ne s'agit pas de plaquer ou d’appliquer de façon dogmatique quelque théorie que ce soit. Car ce sont les œuvres d’art qui nous contemplent, fouillent nos consciences voire analysent les parties immergées de nos êtres au monde, plutôt que le contraire. Malgré certains préjugés ou caricatures de la méthode analytique, mais aussi certaines résistances à l’inconscient qui ont la vie dure. De telles créations offrent d’innombrables pistes de réflexion, à la fois cliniques et esthétiques, individuelles et collectives, intimes et partagées, au sens où Freud considérait que si nous avons quelque chose à dire, les poètes en ont de toute façon déjà parlé il y a longtemps… Ainsi de dérives en dérivations, le clinicien choisit la liberté d’éclairer tel ou tel sujet à partir de ses propres associations et d’un espace de dialogue avec l’autre. S’autorisant à enrichir sa pratique et ses élaborations théoriques à l’aune des créations artistiques. Qui plus est, les « royaumes intermédiaires de l’art » (Freud) n’ont-ils pas le pouvoir, déjà reconnu par nos maîtres hippocratiques (et leurs fameuses Catharsis) de réparer, de faire du bien, de soigner nos mélancolies plus ou moins avouées, de nous faire rêver face aux dures réalités de l’existence ? Mais aussi d’apaiser nos angoisses, de distraire du quotidien, de faire médiation en une « aire transitionnelle » (Winnicott) qui d’inconscient à inconscient, ouvre, libère, engendre.
D. S. L’art est aussi un outil de thérapie …
C. P. L’intérêt des médiations thérapeutiques de type artistiqus et de l’art thérapie ne sont heureusement plus à démontrer et occupent une place essentielle dans de nombreuses institutions psychiatriques, mais pas seulement.
D. S. Et le risque de trop intellectualiser, de trop vouloir tout analyser ?
C. P. Justement non ! Dès le début, les défricheurs de la psychanalyse nous mettent en garde contre la tentation du savoir à tout crin, des livres derrières lesquels on se cache, mais aussi de l’illusion dangereuse de vouloir tout dire comme d’expliquer le « mystère en tout et partout » (Giacometti) des cosa mentale (Léonard de Vinci) que sont les œuvres d’art de tous temps, prodigieuses productions de l’appareil psychique, véritables « enfants de l’amour » (Freud) contre la mort. Ainsi, je m’efforce à proposer un mode d’exploration analytique critique qui remet en question les idées toutes faites, en privilégiant les émotions esthétiques et leurs silences, à travers le prisme d’une subjectivité assumée, en me méfiant des rationalisations mais aussi du tabou d’en savoir un peu plus, sans risquer d’altérer la saveur des choses. Je me garde par exemple des clichés psychobiographiques, mais sans négliger certains points biographiques. Il s’agit bien entendu de plonger dans l’infantile, célébrant le temps qui ne passe pas des sensations enfouies et des premiers émois de nos histoires singulières…
D. S. Vous dites aussi que vous voulez mettre en valeur les « presque riens » des oeuvres ? Qu’est-ce à dire ?
C. P. Certains détails comptent tant dans l’esthétique japonaise…
D. S. Quels thèmes de prédilection explorez-vous ?
C. P. Pour résumer, je dirais que l’art comme la psychanalyse nous ramènent à certaines questions intemporelles et incontournables : la créativité face à la souffrance, à la solitude, à la mort ; la part primordiale de l’enfance et de l’infantile dans l’existence et ses modes d’expression ; la dimension érotique et le primat des fantasmes originaires en la matière ; l’omniprésence de la danse du féminin et du masculin dans l’art ; de l’impossible rendu possible dans l’art comme parfois dans le processus analytique de quelques représentations de l’irreprésentable, telle la place primordiale du silence en musique.
D. S. La sexualité est très présente…
C. P. Il y a dans le plaisir esthétique de la libido !
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