A l'idée qu'un fleuron de l'industrie française comme Alstom ferme ses portes et jette à la rue 118 000 employés, toute ferveur européenne se dissipe sous l'effet de la rage. Il était inconcevable qu'Alstom disparût (au profit de son grand concurrent allemand, Siemens) et la politique du bord de l'abîme engagée par la Commission de Bruxelles a été, au moins de ce point de vue, très discutable.
Toutefois, s'il n'y avait eu Alstom, la Commission n'aurait pas réussi à faire entendre son message au gouvernement français. Que dit ce message ? Qu'on ne peut pas être furieusement européen le lundi, et prendre des mesures interdites par les traités européens le mardi ; que l'engagement européen ne peut pas être purement verbal ; qu'il entraîne des politiques économiques dominées par la discipline fiscale.
Arrogance française
La Commission, quoi qu'en dise le gouvernement, a contraint la France à réviser sa copie et les dernières modalités du plan de sauvetage d'Alstom n'ont été écrites qu'après le consentement de la Commission.
Or ce n'est pas de cette manière que l'affaire a commencé. Le gouvernement voulait imposer à la Commission son propre plan qui prévoyait l'entrée de l'Etat dans le capital de la firme. Une sorte de nationalisation partielle qui contrevenait à la libéralisation du marché tel qu'elle est souhaitée et même exigée par les accords européens.
Le projet de Jean-Pierre Raffarin traduisait d'ailleurs un désarroi conjoncturel et idéologique. Voilà un gouvernement qui attend le bon moment pour privatiser des sociétés nationales et qui, de l'autre côté, vole au secours d'une société en détresse en faisant exactement l'inverse. Où est la cohérence ? Certes, M. Raffarin obéit à des contraintes. Ici, il doit sauver des emplois, là, il doit trouver de l'argent pour boucler son budget, c'est-à-dire pour en diminuer le déficit.
Si la Commission a eu une attitude aussi ferme au sujet d'Alstom, c'est parce que, depuis quelques mois, les mesures adoptées par le gouvernement français l'agacent prodigieusement. A Bruxelles, on dit parfois que la France a, dans ses relations européennes, la même arrogance que l'Amérique avec le reste du monde ; qu'elle se conduit comme si les règles étaient applicables à tous, sauf à elle ; et qu'elle se permet de cette manière d'être dans l'Europe, hors de l'Europe, proeuropéenne et antieuropéenne.
Accablé de soucis à cause de la crise économique et de ses conséquences sociales (le taux de chômage augmente), le très européen Jean-Pierre Raffarin est apparu récemment comme un eurosceptique. Ses commentaires sur le déficit public, qui dépasse de 33 % le plafond autorisé par le traité de Maastricht, auraient pu être prononcés par Philippe de Villiers ou par Jean-Pierre Chevènement. Il a bien dit, en effet, qu'il n'était pas là pour rendre des comptes à tel ou tel technocrate, mais pour assurer un certain nombre d'équilibres entre déficits et emplois.
Mais la France est membre fondateur de l'Europe actuelle ; elle est partie prenante au traité de Maastricht ; elle en a approuvé les recommandations, qui sont plutôt des règles impératives. Certes, cela peut paraître humiliant à M. Raffarin de comparaître devant Mario Monti (l'un des commissaires de Bruxelles) comme devant un tribunal ou un commissaire politique soviétique. Mais tout cela relève de l'ordre des choses tel qu'il a été établi par la France elle-même.
Bien entendu, on n'épouvante pas 118 000 foyers français et étrangers comme l'a fait la Commission vendredi dernier en refusant le plan français de sauvetage. On y met la forme et M. Monti ne devrait jamais oublier les répercussions médiatiques de ses décisions. Il y a, à n'en pas douter, un jeu de pouvoir dans les relations entre la Commission et les Etats membres. M. Monti est l'homme qui a empêché une des toutes premières firmes américaines, General Electric (GE), d'absorber une autre firme, en menaçant GE de mesures de rétorsion contre ses filiales européennes. Voilà donc un homme qui doit penser qu'il a le bras long, puisqu'il peut gifler un adversaire par dessus l'Atlantique.
Si même les Américains (et leurs multinationales) se plient aux exigences de Bruxelles, ce n'est pas la France qui va faire un pied de nez à la Commission.
Un assouplissement ?
Or elle lui a fait deux pieds de nez, le premier avec les déficits publics, le second avec Alstom. Et si la Commission a sévèrement réagi pour Alstom, c'est parce qu'elle se sentait moins puissante dans la question des déficits.
En effet, bien que notre déficit et notre endettement soient supérieurs à ceux de nos voisins européens, y compris l'Allemagne, dont nous avons battu le record en matière de trou budgétaire, l'Europe est suffisamment atteinte par le ralentissement économique pour que plusieurs gouvernements, et pas seulement le nôtre, posent la question des critères de Maastricht (3 % de déficit public au maximum, inflation de 2 % au maximum, dette nationale inférieure à 60 % du produit national brut).
Il y a quelques mois, on a même entendu le président de la Commission de Bruxelles, Romano Prodi, dire que les critères étaient « idiots », ce qui a soulevé la colère générale, mais n'en est pas moins fondé : ce qui compte, c'est que les économies européennes avancent du même pas. On peut donc admettre que, en période de crise, les critères soient assouplis, dans la mesure où la plupart des pays membres sont atteints de la même façon par la crise et où la monnaie unique ne subit pas des tensions internes.
C'est d'ailleurs la crise qui empêche le Royaume-Uni d'adopter l'euro, parce que les Anglais voient qu'ils sont mieux lotis sur tous les plans (emploi, déficit, monnaie) que les pays de zone euro ; et il en va de même pour la Suède, qui vient de dire non à la monnaie unique.
Mais si M. Prodi a eu le bon sens, un jour, de dire que le roi était nu, pourquoi appliquer les critères de Maastricht avec un zèle excessif ? Parce que les gouvernements de la zone euro ne se sont pas réunis pour adopter leur assouplissement provisoire, n'ont rien fait pour lutter contre les misères de la conjoncture et, au fond, n'ont pas de politique européenne qui soit au service de l'emploi et de la croissance. Les commissaires sont dans leur rôle : on leur a donné les règles du jeu, ils les appliquent ; il appartient aux gouvernements et non à Bruxelles de les changer éventuellement.
Alstom sera donc sauvé, et tant mieux. Ce qui n'exonère nullement une direction qui a commis des erreurs stratégiques énormes pour faire sombrer une affaire prospère dans la banqueroute. On attend donc plus de cohérence dans la gestion d'Alstom, et plus de cohérence aussi dans la politique européenne de la France.
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