> Idées
DANS « DOSTOIEVSKI à Manhattan » (1), André Glucksmann avait capté le début d'une ère nihiliste où plus personne ne serait à l'abri nulle part. Il reprend partiellement dans ce « Discours de la haine » son thème central, sur le ton rageur qui convient à un monde plein de rage.
Après 1945, l'image de l'homme fut « inséparable d'une chambre à gaz ». S'il est capable de faire l'Acropole et les Pyramides, l'être humain contient en lui de l'inhumain, un inhumain d'autant plus effrayant que les totalitarismes du siècle dernier ont montré que ce « Viva la muerte », loin d'être un appel à quelque boucherie sauvage, s'accommodait parfaitement du rationalisme technique et administratif.
Mais très vite les temps changent. La mémoire courte guette, dit l'un, on ne peut en rester indéfiniment à cette époque « où les Français ne s'aimaient pas », le gros de la tempête est passé, il faut comme on dit tourner la page.
Le terrorisme que l'on trouve à l'œuvre dans le cas du 11 septembre et de ses succédanés a une autre allure. Il peut sembler d'abord logique aux esprits qui chaussent toujours les mêmes lunettes : on se souvient des nombreux penseurs qui virent dans l'effondrement des Twins Towers la revanche des damnés de la terre contre l'arrogante Amérique et transformèrent le milliardaire Ben Laden en vagabond en haillons venu demander de justes comptes. Une thèse applaudie aux deux extrêmes.
Mais s'il se nourrit de quelques fantasmes, le terrorisme se présente lui-même comme un nihilisme, plus rien n'a de valeur car n'importe quelle population civile désarmée peut être pulvérisée par une meute, se réclamant souvent d'une cause sublime. Glucksmann fournit beaucoup d'exemples dont on peut extraire l'attentat ferroviaire en gare d'Atocha, à Madrid. Sans un petit grain de sable retardataire, 10 000 victimes devaient résulter de la pulvérisation des deux trains, trois fois plus qu'à Manhattan, frappant des travailleurs des banlieues madrilènes.
L'opération terroriste contre le siège des Nations unies à Bagdad témoigne, selon l'auteur, de la volonté de casser tout médiateur, toute vie sociale ; elle tue comme bien souvent des passant irakiens. Beau résultat, dit Joseph Samara : une catastrophe pour l'Irak et une demande accrue pour que les Etats-Unis restent.
Beaucoup de développements semblent tout de même répéter le livre précédent de Glucksmann. On le sent seulement bien plus énervé par la généralisation du « Viva la muerte ». Une des idées les plus intéressantes de l'ouvrage, peut-être son fer de lance tiendrait-il dans le célèbre : « Pourquoi tant de haine ? »
Les causes de la haine dans l'objet haï.
N'y a-t-il pas chez ceux qu'on hait des raisons qui justifieraient l'exclusion et le meurtre ? On ne peut nier qu'au prix de généralisations souvent imbéciles, on trouvera des raisons de haïr les Américains, les juifs, les femmes. Mais ce qui est frappant dans ces cas, c'est que la haine précède tout, elle est une sorte de pensée arrogante et omnisciente qui, à la limite, faite de débris de fantasmes, n'a pas besoin de « raisons » : les causes de la haine sont dans l'être haï, qui est intrinsèquement pervers. Aussi l'objet de la détestation doit-il sans cesse se justifier : même très loin de toute judéité, le juif est sommé de se déclarer pour ou contre Sharon, comme si sa vie pivotait sur ce choix. Une problématique fort bien mise en place par le livre de P.-A. Taguieff : « les Prêcheurs de haine », un sentiment que Sartre nommait fort bien « la foi qui tue ».
C'est avec beaucoup de finesse que cet auteur met en évidence la manière dont l'antisionisme se rattache à une soi-disante philosophie des droits bafoués. Cela consiste, au moment où Israël est critiqué abondamment, à poser la question : « Est-il permis de critiquer Israël ? » Peut-on le faire sans aussitôt être taxé d'antisémitisme ? Le cas échéant on fera semblant, comme Pascal Boniface, d'être bâillonné dans sa liberté d'expression, ce qui permet de justifier l'idée d'un « lobby pro-israélien ». Gros sophisme, petites ficelles.
C'est également avec subtilité que P.-A. Taguieff montre comment les forces venues de galaxies éloignées se composent et se renforcent contre Israël. Cela va du vieil antisémitisme lié à l'extrême droite à un tiers-mondisme dont le cœur saigne devant la situation faite aux Palestiniens en passant par les figures usées de l'extrême gauche, les théoriciens de service de la planète antimondialisation. Bien entendu, le pitre médiatique José Bové en est une haute figure (2).
Tous ces groupes sont les vecteurs de la propagande des réseaux islamistes et ont réussi à construire le monstre théorique parfait : les Israéliens (conçus ici comme étant uniquement des juifs) sont devenus des nazis. Un retournement en son contraire dirait Freud, dont Taguieff suit les mille expressions, non sans au passage consacrer de savoureuses pages aux pirouettes de Dieudonné, l'un des meilleurs chapitres du livre.
On reprochera sans doute à l'auteur de parler d'une judéophobie planétaire, terme qui sera jugé excessif certes, mais on sait que la détestation de G. W. Bush lors de l'affaire irakienne a donné lieu à des manifestations qui toujours se terminaient par « Mort aux juifs ! » et ce dans des régions très diverses du monde.
Les bonnes âmes de l'antiracisme ont parfois du mal à s'y retrouver, pour elles l'antisionisme ne peut-être antisémite. Accrochés paresseusement à l'image figée du nazi, certains nient le lien entre les deux (3), et font de l'antisémitisme une variante parmi d'autres du racisme en général.
De plus rusés en rajoutent sur le thème de l'humiliation, du malheur palestinien (4) : « La morale, disait Nietzsche, est une sémiologie des passions. »
André Glucksmann, « le Discours de la haine », éd. Plon, 234 pages, 18 euros.
Pierre-André Taguieff, « Prêcheurs de haine - Traversée de la judéophobie planétaire», éd. Mille et Une Nuits, 932 pages, 32 euros.
(1) Robert Laffont, 2002.
(2) Au cours d'un voyage en Israël, celui-ci avait très clairement vu des camps entourés de barbelés et de miradors. Il est depuis revenu sur cette « observation ».
(3) Les médias se sont souvent fait l'écho de caricatures, où les Israéliens d'aujourd'hui son figurés avec nez et doigts crochus dans la presse arabe.
(4) A remarquer la rapidité avec laquelle, l'hypothèse affirmant que Yasser Arafat aurait été empoisonné par le Mossad a cessé d'être scientifiquement creusée.
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