IL Y A D'ABORD sur un aussi grave sujet place pour la spéculation philosophique : violence ou agressivité ? Place aussi pour l'enquête neurobiologique : l'agressivité est-elle inscrite dans la génétique humaine ; y a-t-il, comme l'affirme Boris Cyrulnik, une violence spécifique à l'homme, qui, seul, semble capable de commettre des meurtres gratuits ? L'historien et le sociologue ont leur mot à dire, qui noteront la relativité du crime, donc de l'indignation et des sanctions qu'il provoque. Certaines cultures n'ont longtemps rien vu de très choquant dans l'infanticide ou l'inceste.
Virilité.
Mais, très vite, Robert Muchembled dépasse ces prolégomènes et définit son objet. Une culture de brutalité et de guerre imprègne l'histoire de l'Occident, elle est une sorte d'« habitus » collectif. Elle est centrée sur la virilité, qui, à partir du Moyen Âge, fait de la force masculine le fer de lance de l'homme, un schéma dans lequel la femme est faible, désarmée, objet de plaisir et continuatrice de lignée. En fait, constate l'auteur, «depuis le XIIIesiècle, le profil type des coupables s'est très peu modifié malgré un déclin considérable... Les plus nombreux sont des jeunes hommes âgés de 20 à 29ans, mêlés à des affrontements meurtriers mettant en jeu des questions de droit, de préséance, d'honneur...» Délinquance de jeunes gens aisés dont les victimes, par définition, ressemblent totalement à leurs bourreaux.
Au coeur de l'ouvrage, R. Muchembled injecte un chapitre formidable (si on se souvient que le sens premier de cet adjectif est effrayant). Il met en scène la banalité des injures, algarades, bagarres et agressions qui émaillent la vie quotidienne des jeunes gens. Cela va parfois jusqu'au meurtre et une législation erratique cherche des compensations financières pour éviter des vendettas sans fin.
L'essentiel est dans la contradiction de réactions des aînés. Il faut applaudir et cultiver ces violences viriles qui vont dans le sens de l'honneur guerrier. Les jeunes chiots qui s'entre-déchirent à belles dents ravissent leur entourage. De manière vive et colorée, l'auteur met en scène le rôle des cérémonies agraires et religieuses qui fournissent le prétexte à rixes, beuveries et débordements érotiques, la fête, quoi !
Jusqu'au moment où on ne rit plus. La violence déborde à l'intérieur, on ne peut plus endiguer une prolifération de meurtres et, vers la fin du Moyen Âge, répression et pacification vont peu à peu contrôler ces excès. C'est l'objet du livre.
Pacification.
Un livre d'histoire qui prétend capter et expliquer un phénomène : la pacification progressive des moeurs. Prévention étendue à toute l'Europe, portant sur plusieurs siècles, cela explique que l'auteur navigue d'un pays à l'autre, montre la relativité des législations, des attitudes. Mais contrairement à beaucoup d'ouvrages historiques, il évite l'accablant déversoir de faits et de dates.
Retenons donc le rôle des idéologies. L'une est plutôt positive, elle insiste sur le fait que la Renaissance a imprimé un modèle de douceur et de compréhension, c'est la fameuse «civilisation des moeurs» de Norbert Elias.
A contrario, elle a mis à l'index le rustre, le cerveau épais qui ne sait que tirer son épée. Ajoutons un élément un peu inattendu, «la ville ne pousse pas au crime», nous est-il susurré. Ses murailles, son guet, sa législation encadrent et rassurent, même si la comparaison avec la criminalité de campagne dépend étroitement de ce que les archives ont bien voulu enregistrer et de la propension répressive particulière à un temps et un lieu.
Une autre pensée, plus négative, est prise en compte avec impartialité par l'auteur. C'est celle du Michel Foucault de « Surveiller et punir ». C'est moins l'adoucissement des moeurs que relève le penseur du pouvoir que le recul des grands supplices frappant de terreur la foule. Un recul qui s'explique par l'établissement de systèmes raffinés de surveillance des citoyens. Pris dans les réseaux panoptiques, se sentant épié, le violent peut être dissuadé d'entrer dans le crime.
Le livre le marque avec force du début à la fin, «l'écrasante majorité des jeunes Européens de la seconde moitié du XXesiècle n'a jamais supprimé, ni blessé un être humain». Soit, grâce à une statistique-guillotine claquant juste après la Seconde Guerre mondiale...
La violence est construction, fabrique sociale, dit R. Muchembled. Elle l'était en exaltant naguère la brutalité juvénile. Elle l'était encore par ses courants pacifiants. Elle le demeure avec la manière dont les médias aujourd'hui chroniquent fortement deux ou trois faits divers sanglants ou persuadent les gens des villes que les banlieues sont la proie de néovandales.
Menacés par les moutons, poussés vers le chômage, les loups n'auront-ils bientôt plus que les stades de foot ?
Roger Muchembled, « Une histoire de la violence », Seuil, 471 p., 21,50 euros.
* Parmi une vingtaine d'ouvrages, citons « Une histoire du diable » (2000) et « l'Orgasme et l'Occident » (2005).
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature