LE TEMPS DE LA MEDECINE
Madeleine, 103 ans, Mamie-Mad' pour les petits (petits-fils sexagénaires compris), caracole devant quatre générations : Jean-Louis, 83 ans, Michel, 60 ans, Olivier, 36 ans, et Marie, 11 ans. La famille T compte donc cinq générations. Mieux, Madeleine a une sur aînée, Jeanne, 108 ans, qui appartient elle aussi à la cinquième génération de sa lignée. Deux filiations de cinq générations simultanément. Plus fort encore : le phénomène, très rare quand il se produit une fois, rarissime quand il est observé à deux reprises, aura été observé à une troisième reprise dans la même famille : la grand-mère de Mamie-Mad' et de Mamie-Jeanne a en effet elle-même connu son arrière-arrière-petit-fils.
Quel atavisme extraordinaire et mystérieux se transmettrait dans les gènes des T. pour multiplier une telle performance, alors que pas plus de 3 000 familles françaises (3 382 précisément) ne pouvaient s'enorgueillir en 1999 du titre de familles pentagénérationelles (familles de cinq générations) ? « Mais absolument aucun ! » s'exclame Jean-Louis, 83 ans, membre de la 4e génération, qui jure que rien, vraiment rien d'extraordinaire, ne caractérise à sa connaissance sa famille.
Le secret des dynasties
« On ne peut pas dire que nous ayons une santé de fer », estime-t-il, rejoignant le sentiment des quelque 503 familles qui se sont prêtées à la grande enquête menée conjointement par Novartis et la Fondation de gérontologie, en 1999-2000, première et unique étude du genre menée en France (« le Quotidien » du 7 décembre 2000).
Lui-même confie qu'il a eu son compte de pépins de santé : problèmes cardiaques, pose de deux hanches artificielles, en particulier.
Sa grand-mère était sujette à une arthrose très invalidante. Sa mère, en revanche, n'a pas de souci particulier de santé, elle vit toujours dans son appartement, situé dans le même immeuble que celui de Jean-Louis.
Le secret de ces dynasties pentagénérationnelles ne résiderait donc pas tant dans une santé exceptionnelle que dans la régularité du renouvellement générationnel : les générations de T. se suivent depuis près d'un siècle à une cadence réglée comme du papier à musique : tous se sont mariés à 22 ou 23 ans et tous ont eu leur premier enfant dans la foulée.
Pour que la chaîne puisse s'allonger, la condition sine qua non, c'est qu'aucun maillon ne s'allonge lui-même.
Lien intergénérationnel
L'enquête Novartis insistait aussi sur les notions de solidarité et de cohésion observées en général dans ces familles, l'entraide entre générations étant un facteur essentiel pour assurer le croisement de cinq générations. Le fameux lien intergénérationnel dont les événements de cet été ont cruellement mis en évidence les limites. Les T. échapperaient-ils au délitement ambiant ? Jean-Louis, qui se désole à l'évocation de la mort solitaire de tant de personnes âgées, refuse pourtant de citer sa famille comme un contre-exemple en matière de solidarité. « On n'a pas de calendrier particulier qui nous astreigne à nous retrouver régulièrement, précise-t-il. Ainsi, il nous est arrivé à plus d'une reprise, mon épouse et moi, de passer Noël en solitaires. La dernière fois que les cinq générations se sont réunies toutes ensemble, c'était pour les 100 ans de maman, il y a déjà trois ans. »
Il n'en reste pas moins que, comme l'enquête Novartis le mettait en évidence, « l'amour » et « la bonne entente familiale » sont des valeurs clés pour ces familles, des valeurs que les T. souhaitent se transmettre, loin devant les valeurs patrimoniales et matérielles. « L'un des secrets pour sauvegarder cette harmonie familiale, souligne Jean-Louis, c'est justement d'éviter de se mêler de considérations financières. Pour ça, on n'est pas très américains. On évite de se dire combien on gagne, c'est le meilleur moyen de couper court aux réactions de jalousie entre nous. »
Si l'on apprécie la vieillesse à l'aune de la dépendance, les T. sortent de la norme : Madeleine est restée autonome et vit toujours dans son propre appartement, exempte de toute infirmité, handicap, physique ou intellectuel ; elle connaît ses 30 arrière-petits-enfants et ses 8 arrière-arrière-petits-enfants par leurs prénoms et ne souffre d'aucune pathologie connue. Mais Jean-Louis et sa femme veillent au grain : « Ma femme s'occupe du ravitaillement et moi, j'interviens chaque fois qu'il y a un problème électrique ou autre. Bien sûr, ça peut être une source de fatigue, mais aussi, c'est peut-être ce qui nous empêche de nous sentir vieux. »
Comme souvent en pareil cas de cohabitation générationnelle, c'est la quatrième génération qui tient donc lieu de pivot. Dans ces conditions, pas question pour Jean-Louis, à 83 ans, de se trouver vieux : « On est vieux quand on se dit vieux, note-t-il, se rappelant que son grand-père, quand il avait dix ans de moins que lui, lui paraissait un très vieux monsieur. « Alors que, pour ma part, je ne me sens pas particulièrement âgé. J'aurai assisté au cours de mon existence à la révolution dans la notion d'âge et de grand âge. Quand j'étais gamin, à 80 ans, on était un vieillard, et aujourd'hui, je côtoie des nonagénaires en parfaite forme. Sans parler de maman. Elle ne se plaint jamais. Vous me direz, elle n'exprime pas non plus sa joie de vivre. Pour elle, ça coule de source, elle est toujours contente et n'éprouve pas le besoin particulier de l'exprimer. Dans la famille, on s'abstient des démonstrations. »
La petite Marie et ceux de la première génération en prennent-ils de la graine ? Son arrière-grand-père l'espère, même s'il constate qu'il ne la fréquente pas énormément. « Elle vivait en Bretagne et son père vient d'être nommé en Malaisie, alors... Ce sont les aléas de la vie. On en a connu de dramatiques, maman a perdu un frère à la guerre, j'ai un frère qui a perdu une fille. Mais dans l'ensemble, la providence nous a plutôt épargnés, au long des générations... » Jean-Louis T. marque un temps d'hésitation et lance pour conclure : « C'est peut-être en cela que nous sommes le plus extraordinaires : épargnés par le sort. »
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