Chef du camp S-21 au Cambodge à l'époque des Khmers rouges, Duch est responsable de la torture et de la mort dans des conditions effroyables de plus de 13 000 personnes. Lui-même rescapé des camps des Khmers rouges, le cinéaste Rithy Panh lui donne la parole dans « Duch, le maître des forges de l'enfer » (2011), après avoir recueilli celle de rescapés, confrontés à leurs bourreaux, dans « S21, la machine de mort khmère rouge » (2003).
Né en 1942, Duch rejoint en 1967 le Parti communiste clandestin. Ses camarades arrêtés par la police secrète de Sihanouk, il connaît le destin de celui qui se cache, doit mentir et mener une double vie. Il en sort, repéré par ceux qu'il va servir, comme étant de tous « le plus docile ».
Au long de l'expertise psychologique, en 2008 et 2009, Duch présente de façon constante certains traits de caractère. Une peur pathologique de la mort, une angoisse à l'idée que l'idéologie khmère rouge ne procure peut-être pas le bonheur, et, de manière récurrente une fondamentale ambiguïté, remarquablement analysée par Françoise Sironi : « Comme toujours, le tortionnaire et les génocidaires doivent lutter contre leur propre humanité, afin de rester fermement désempathiques, ne pas vaciller, pour ne pas risquer un possible retour de cette humanité en soi. » D'où certains « trucs » pour tenir, comme quand Duch se récite « la Mort du loup » d'Alfred de Vigny…
» Je n'ai fait qu'obéir aux ordres. » « Si j'avais refusé de remplir mes fonctions convenablement, j'aurais été moi-même exécuté. » Des propos qui peuvent évoquer d'autres crimes, bien sûr. Est-ce par bêtise (celle qu'Arendt ne cesse de prêter à Eichmann) ou par sadisme, Duch donne toujours comme exemple de son « humanité » le fait d'avoir retardé les exécutions.
Quelle soumission ?
Difficile de ne pas établir de relation entre les grands meurtriers de masse. L'auteure les rapproche des tueurs en série, utilisant les travaux de Daniel Zagury, et un chapitre spécial confronte Duch à Barbie et à Tito Barahira, bourgmestre au Rwanda au moment du génocide, condamné à perpétuité pour crimes contre l'humanité, en 2016.
On connaît assez bien aujourd'hui ces traits communs. L'insensibilité aux victimes, au préalable totalement déshumanisées, chosifiées, elles sont tuées quand elles ont rempli leur fonction. Mais le livre va plus en profondeur et, s'appuyant sur des expériences cliniques, exhibe une personnalité d'où ressort une angoisse de type psychotique-perversion narcissique et établit qu'il y a une authentique souffrance du bourreau, ce qui laissera beaucoup indifférents…
S'il est bien clair qu'Eichmann était totalement dévoué au Führer, comme Beria l'était à Staline, on hésitera à établir de qui Duch était l'âme damnée. Les Khmers rouges étaient soumis à une mystérieuse entité, l'Angkar, que chacun devait devait servir et que l'on nourrissait de sacrifices humains. Entité mi-humaine qui va prendre corps et exister pour son propre compte, c'est-à-dire une « égrégore », instance paranoïaque d'autant plus redoutable qu'elle n'existe pas vraiment.
En 2012, Duch, Kaing Guek Eav de son vrai nom, a été condamné en appel à la prison à perpétuité ; en première instance, en 2010, une peine de 35 ans de détention avait été prononcée par le tribunal spécial mis en place par le gouvernement cambodgien avec l'assistance de l'ONU.
Françoise Sironi, « Comment devient-on tortionnaire ? Psychologie des criminels contre l'humanité », La Découverte, 768 p., 28 €.
* Elle a notamment participé à la création du Centre Primo Levi et dirigé le Centre Georges-Devereux.
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