«D EUX grands événements ont marqué les maladies infectieuses au cours des trente dernières années. D'une part, la renaissance de la discipline par la prise de conscience de l'évolutivité - au sens darwinien - de ces maladies (l'épidémie de SIDA en est, à ce titre, un exemple marquant). D'autre part, la contingence de nos attitudes thérapeutiques face au dynamisme du monde microbien (apparition de résistances aux médicaments anti-infectieux bactériens, viraux, fongiques et parasitaires) », raconte le Pr Jacques Acar (hôpital Saint-Joseph, Paris). Longtemps, les maladies infectieuses ont été appréhendées sur un mode statique, comme si les agents microbiens étaient immuables, insensibles aux variations environnementales et au passage du temps. De cette conception découlait l'idée que certaines d'entre elles pouvaient être éradiquées définitivement, alors que d'autres étaient amenées à perdurer, figées. Dans ce modèle intellectuel, aucune place n'était laissée à une évolution profonde, tant du point de vue de la distribution des microbes que de celui de la variété des individus susceptibles de les accueillir.
1931,Charles Nicolle
Dès 1931, le Pr Charles Nicolle pouvait pourtant avancer, au cours de leçons au Collège de France : « Les maladies infectieuses se développent sur des organismes vivants et sont dues à des organismes vivants. Ces affections ont donc l'évolutivité du vivant ». Cette idée, totalement révolutionnaire à l'époque, n'a cependant pas reçu un accueil immédiat. Puis l'apparition des antibiotiques a laissé croire à une maîtrise de certaines maladies bactériennes - et, à terme, de toutes les maladies. Cet optimisme a été battu en brèche lors de l'émergence ou la réémergence de certaines maladies au début des années quatre-vingt, puis par l'exploration progressive du monde des virus (VIH), de leur diversité (hépatites) et de leur plasticité (grippe). Ces événements ont été associés à la prise de conscience du changement de topographie de certaines grandes épidémies mondiales : ainsi, l'épidémie de dengue s'est déplacée de l'Océanie aux Caraïbes et celle de choléra a atteint l'Amérique du Sud. « A l'heure actuelle, nous n'en finissons pas de découvrir la biodiversité des microbes et les nouvelles techniques de caractérisation nous ont permis de relier certains affections à des organismes inconnus jusqu'à présent. En se basant sur les screenings d'ADN, on peut estimer que près de 80 % des bactéries restent à découvrir. Ce chiffre est encore plus élevé lorsque l'on prend en compte les virus, les parasites et les agents mycosiques », poursuit le Pr Acar.
Vers 1985, on a assisté à une double prise de conscience. En premier lieu, la diversification colossale des agents infectieux, leur circulation ainsi que le transfert sous-jacent de matériel génétique (le transfert de mécanismes de résistances aux agents anti-infectieux entre les différentes bactéries en est un exemple frappant. En second lieu, l'absence de développement de nouvelles classes d'antibiotiques a montré les limites de l'arsenal thérapeutique.
L'apparition des résistances a ajouté au sentiment de l'instabilité des maladies infectieuses. « Il y a trente ans, les infectiologues avaient accepté l'idée selon laquelle certaines bactéries pouvaient devenir résistantes - en particulier à la pénicilline dès 1948 -, mais l'ignorance des mécanismes en cause empêchait d'en mesurer toutes les conséquences », analyse le Pr Acar. Dans ce contexte, la mise à la disposition des médecins de molécules nouvelles telles que la gentamycine ou le céfotaxime a été accueillie comme l'espoir de posséder enfin un médicament anti-infectieux invincible. En effet, les premiers essais cliniques avec la gentamycine n'avaient pas montré de résistances des bactéries (à l'exception néanmoins des Providencia). Deux ans plus tard, des résistances à la gentamycine sont pourtant apparues et elles ont circulé dans le monde des entérobactéries. Pour les céphalosporines de troisième génération, un délai à peine plus long sépare leur commercialisation de l'apparition des résistances dues à une floraison extraordinaire de nouveaux enzymes du type bêtalactamases. L'intérêt porté aux mécanismes de résistances des bactéries se retrouve dans les études consacrées depuis aux Candida, aux hématozoaires et aux virus.
C'est l'apparition des résistances qui a mis les infectiologues face au problème épineux du manque de nouveaux antibiotiques. Lesquels ont longtemps été découverts par screening systématique des micro-organismes des sols et de l'environnement. A côté d'antibiotiques naturels, les recherches se sont portées sur des molécules semi-synthétiques et de synthèse et ont permis de développer un grand nombre de produits. A l'heure actuelle, à côté de cette voie, se met en place une recherche basée sur de nouvelles cibles grâce au développement de la génomique microbienne. En effet, la caractérisation du génome d'un grand nombre de bactéries ouvre la voie à la mise au point de molécules ciblées contre certaines protéines ou enzymes spécifiques des agents infectieux ou de leur virulence.
C'est la prise en compte de l'évolutivité des agents infectieux et du manque de nouvelles familles d'anti-infectieux qui a conduit les spécialistes des maladies infectieuses à développer le concept d'utilisation rationnelle des antibiotiques. « Nous nous sommes aperçus que l'utilisation généralisée de ces molécules ne pouvait que favoriser l'apparition de résistances multiples et transmissibles entres familles microbiennes, mais aussi que la mise en réserve des antibiotiques ne pouvait pas être une solution satisfaisante à court et moyen terme », ajoute le Pr Acar. L'idée d'« usage approprié » des antibiotiques est néanmoins difficile à définir. Il s'agit plus d'une économie intelligente des nouvelles molécules que d'un blocage relatif à l'accès aux médicaments. En outre, cette politique de prescription ne se conçoit qu'en prenant en compte la possibilité de disposer de moyens de diagnostic sensibles, spécifiques et rapides dans un contexte de compréhension améliorée de l'épidémiologie des populations bactériennes au sein des écosystèmes.
« En France, explique le Pr Acar, les infectiologues ont entrepris depuis quinze ans un travail de formation des médecins et du personnel hospitalier, afin de les sensibiliser à ces nouvelles règles de prescription. Comme mes confrères, j'ai toujours reçu un accueil favorable et l'impact de cette démarche s'est rapidement traduit par la mise en place de protocoles rigoureux de diagnostic et de prescription antibiotique dans la grande majorité des hôpitaux français ».
Des écueils
En ville, la pratique de l'utilisation appropriée se heurte à deux grand écueils : le manque de moyens diagnostiques simples et rapides éventuellement utilisables au cabinet du médecin et la demande de prescription émanant des malades ou de leurs familles.Les Français ont appris à comprendre l'intérêt de la prescription d'antibiotiques. Dans le même temps, les sources d'information du grand public ont été rendues considérablement plus accessibles, bien que leur contenu manque parfois de rigueur. Les médecins de ville doivent donc prendre en compte à la fois une demande individuelle et replacer leur prescription dans un contexte général d'écologie bactérienne. « Je pense qu'un travail de démonstration de l'intérêt des prescriptions raisonnées doit maintenant être entrepris auprès du grand public afin de garantir aux générations futures l'accès à des produits anti-infectieux efficaces sur l'ensemble des bactéries, des virus et des parasites existants », souligne le Pr Acar.
Dans un futur proche, on s'attend à ce qu'un certain nombre de maladies changent de distribution géographique en raison du réchauffement de la planète (retour du paludisme ou de la dengue dans le sud de la France, en Italie...). Par ailleurs, le nombre de personnes qui voyagent augmente régulièrement et il est probable que des affections encore inconnues dans certains pays se déclareront ponctuellement. Cependant, pour qu'une maladie infectieuse acquiert une nouvelle distribution géographique, la condition requise est le « moment d'amplification ». Cette notion est encore très mal explorée. Les recherches en matière de maladies infectieuses ne pourront désormais plus être envisagées sans l'introduction de notions de santé publique et d'épidémiologie.
D'après un entretien avec le Pr Jacques Acar.
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