Le temps de la médecine
Près de 20 % des personnes qui ont un emploi dans l'Union européenne ont des horaires atypiques. Parmi eux, 15 % travaillent en 3X8 (travail posté continu), 50 % en 2 x 8 (travail posté semi-continu), 15 % ont un travail de nuit permanent et 15 % ont des horaires irréguliers. En France, en 1998, trois millions de salariés ont travaillé de nuit (entre 21 heures et 7 heures), dont 800 000 femmes. Les professionnels les plus exposés sont ceux des services de santé, du secteur de la sécurité (agents de surveillance, police, armée) ou du transport routier, ceux de l'industrie (agroalimentaire ou automobile).
En dépit de sa fréquence, le travail posté entraîne un déphasage de l'alternance veille/sommeil par rapport aux rythmes biologiques circadiens et sociaux habituels. De nombreux travaux tendent à montrer que beaucoup éprouvent des difficultés à s'y adapter. Parmi les plaintes les plus fréquemment exprimées, les troubles du sommeil sont considérés comme la cause première des nombreux autres problèmes observés dans le monde du travail à horaires irréguliers : morbidité plus importante (maladies cardio-vasculaires, troubles digestifs, intolérance aux lipides, sensibilité au diabète de type 2, fatigabilité, troubles de l'humeur), voire une plus grande mortalité par rapport aux travailleurs de jour. Entre 70 et 90 % des anciens travailleurs postés reconnaissent avoir des troubles du sommeil qui ont diminué lors du passage à un horaire normal. Ces plaintes touchent à la fois la qualité et la durée du sommeil : le travailleur posté dort moins longtemps, se met en dette de sommeil, ce qui a pour conséquence une diminution de la vigilance et de la performance avec un risque accru d'accidents ou d'erreurs. En effet, obligé de retarder son sommeil, il se met en contradiction avec ses propres rythmes biologiques. Lorsqu'il dort, son sommeil est loin d'être réparateur puisque situé dans une portion défavorable du rythme circadien, au moment où la température corporelle remonte, et dans un environnement moins favorable, plus bruyant avec moins d'obscurité. S'installe alors un état de privation chronique de sommeil souvent aggravé par la surconsommation de tabac, d'alcool, de café et d'hypnotiques. Le travail en horaires tournants, obligeant à un ajustement continuel (5 rythmes différents pour un 3 x 8), ajoute encore à tous ces problèmes. Les rotations courtes (de deux à trois jours) semblent plus favorables que les rotations longues. Il est admis qu'aucune adaptation complète n'est possible, même si certains facteurs interindividuels expliquent une plus ou moins grande tolérance : couche-tôt ou couche-tard, en avance ou en retard de phase, court ou long dormeur.
L'âge, le sexe, la double journée
Certains facteurs d'intolérance comme l'âge (au-delà de 50 ans) et le sexe (les femmes s'adaptent moins que les hommes en raison des problèmes hormonaux) rendent l'adaptation au travail posté plus difficile. D'autres facteurs sont considérés comme aggravants. « La double journée est un élément important, explique le Dr Eric Mullens (laboratoire du sommeil de la fondation Bon Sauveur d'Albi). Certains considèrent, par exemple, le travail de nuit comme un moyen de vaquer à d'autres occupations pendant le jour, ce qui aggrave leur dette de sommeil. »
Certains postes sont plus pénibles que d'autres : une enquête auprès de 395 salariés de petites et moyennes entreprises du Tarn, soumis à des horaires atypiques, a montré que si le poste de nuit est le plus pénible (49 % des salariés manquent de sommeil et 63 % présente une somnolence au travail), le poste du matin (4 h-12 h) est celui qui expose à la plus forte dette de sommeil (78 % ne dorment que cinq heures au lieu des neuf heures de la période de repos et 43 % s'endorment pendant le travail). Mais, insiste le Dr Mullens, l'un de ses auteurs, « le travail posté ne tolère aucun grain de sable. La vie de famille, les enfants, toute pathologie associée, même induite par les horaires atypiques, rendent l'adaptation plus difficile ».
Du fait du déphasage par rapport aux rythmes sociaux, les conséquences du travail posté vont au-delà des 20 à 30 % des personnes qui sont directement concernées, car « souvent, les enfants suivent le rythme familial et souffrent également d'une privation de sommeil ».
En dehors des risques d'accident au travail, la somnolence augmente le risque d'accident de circulation au retour à domicile. Dans le domaine du transport, comme le résume le Dr Mullens, « si le chauffeur ne se couche pas, c'est le camion qui le fait ».
Il faut aider le salarié, le médecin du travail et l'entreprise à mieux comprendre ces troubles et à les prendre en charge. Le repos compensateur (la sieste) et le maintien du rythme des repas apparaissent comme essentiels : « La sieste est un médicament et, comme tout médicament, il a sa posologie (courte, de vingt minutes ou longue, de soixante-dix) et ses indications (curative après le poste du matin ou préventive). » Quant au rythme de prise des repas, il doit être préservé pour son rôle de synchroniseur social et familial. Des formations ont été mises en place dans le Tarn où pendant huit heures, les salariés apprennent à s'adapter à leur poste grâce à des conseils pratiques. « Ce qui est paradoxal, c'est que dans les études de médecine, une seule heure est consacrée à ce thème qui constitue de plus en plus un motif de consultation », conclut le Dr Mullens.
* Une brochure pédagogique de 16 pages, « Vous travaillez à horaires irréguliers..., voici des conseils pour vous aider », est disponible sur le site www.svs81.org.
Les gardes, un élément aggravant
Contrairement aux salariés, l'organisation du travail des praticiens hospitaliers ne dépend pas du code du travail, mais du code de santé publique. Avant la mise en place du repos de sécurité, une étude réalisée par le Dr Elisabeth Prevot*, en 1996, auprès de 20 internes soumis à un niveau de garde (en gynéco-obstétrique ou chirurgie), a mis en évidence une forte fréquence des troubles du sommeil :- pendant les gardes : problèmes d'endormissement (45 %), réveils involontaires non liés aux urgences (90 %), difficultés d'endormissement, réveil trop précoce (50 %), sommeil de mauvaise qualité (80 %) et sensation de manque de sommeil le lendemain (95 %) ;
- une somnolence diurne est ressentie par 85 % d'entre eux, particulièrement le lendemain de garde lors du pic de somnolence physiologique de la mi-journée, avec des difficultés intellectuelles (55 %), des troubles de l'humeur (70 %) et une baisse d'efficacité au travail (70%). Plus grave, 60 % ont signalé qu'ils ont failli avoir un accident de circulation le lendemain d'une garde et 42 % ont avoué une erreur professionnelle ;
- en dehors des gardes : sensation d'un manque chronique de sommeil (60 %).
* « Bulletin Sommeil et vigilance » n° 3.
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