S ELON que l'on aura baigné dans un milieu culturel imprégné de catholicisme ou de judaïsme, de protestantisme ou de religion musulmane, on réagira d'une manière particulière devant son médecin. Et l'observance de la prescription variera en conséquence.
Pour en arriver à cette conclusion, qu'elle expose dans un livre (voir encadré), Sylvie Fainzang, une anthropologue qui collabore depuis quinze ans au Centre de recherche médecine, sciences, santé et société (CERMES, unité 502 de l'INSERM), a suivi pendant cinq ans une population d'environ 180 personnes. Des sujets de toutes catégories socioprofessionnelles, âges et sexes. Et de toutes origines culturelles religieuses. « Je ne les ai pas sélectionnés selon leurs croyances personnelles, explique-t-elle au « Quotidien », mais en fonction du milieu culturel dont ils sont issus, un milieu qui a baigné dans une religion particulière. Mon but était de mettre en évidence cette composante qui, à la différence des déterminations sociales, socioprofessionnelles ou autres, n'avait jamais été étudiée encore. »
Pour savoir comment, selon ce critère, les patients
« gèrent »l'ordonnance que leur délivre leur médecin, tant du point de vue de son contenu (les médicaments prescrits) que sous celui de sa forme matérielle (la feuille de papier), la chercheuse a mené l'enquête principalement dans les deux départements du Gard et de l'Hérault, tant en milieu hospitalier qu'à l'intérieur de l'
« espace domestique ». La plupart s'y sont prêtés de bonne grâce, forts de la garantie de confidentialité qui leur fut donnée.
Dans un premier stade, Sylvie Fainzang s'est penchée sur les familles catholiques et protestantes, les plus nombreuses dans cette région du sud-ouest. Leur appartenance à ces groupes n'a pas été envisagée comme une adhésion personnelle à un corps de doctrine, mais comme leur participation à un système de valeurs et à une culture.
L'une des différenciations les plus remarquables a trait à l'utilisation individuelle ou collective de l'usage du médicament :
« Dans les familles catholiques, observe-t-elle,
on aime faire partager à ses proches les traitements qu'on a essayés pour soi-même. A l'inverse, chez les protestants, on considère que le traitement est le problème de chacun, tout comme le mal qu'il est destiné à combattre. Les protestants font une lecture plus individualiste de la prescription, tout comme ils ont une gestion plus individualiste du mal. »L'observance des traitements dans le cas des maladies chroniques semble d'autre part varier selon l'origine culturelle religieuse :
« Le rapport au temps et à la longue durée n'est pas du tout le même selon les groupes. Les catholiques sont non seulement plus impatients de voir les résultats de leur traitement, en l'interrompant dès lors qu'ils n'en vérifient pas les effets immédiats, en particulier dans le cas des maladies respiratoires, mais ils sont plus enclins à cesser un traitement sur le long terme, quand bien même ils auraient pu en apprécier l'efficacité.Alors que les catholiques évoquent avec angoisse la perspective de devoir prendre un médicament tout leur vie durant, le principe de la prise de médicaments sur le long terme est nettement mieux accepté sur le long terme. »
Long terme et confession
L'auteur rapproche ces divergences comportementales de celles pouvant exister dans le respect des doctrines religieuses respectives : « Les catholiques, hasarde-t-elle, doivent surveiller leur conduite sur le court terme, balisé par les épisodes renouvelés de la confession, tandis que chez les protestants, c'est tout au long des années qu'il faut pouvoir assurer son salut ».
Sylvie Fainzang s'arrête sur les médicaments psychotropes, pour lesquels les comportements divergent nettement : « Les protestants sont les plus réticents à leur égard, ils dénoncent la dépendance créée pour "ceux qui refusent de lutter" et acceptent "un confort et un luxe pour les paresseux" ; chez les juifs, la méfiance devant ces traitements procède généralement de la peur de la perte de mémoire que pourrait induire la prise prolongée de ces médicaments. Croyants ou non, ils font de la mémoire une valeur cardinale, que rien ne doit mettre en péril. L'impératif de se souvenir n'a pas cessé de résonner chez les juifs depuis les temps bibliques. »
Pour les musulmans, enfin, les psychotropes ont des effets délétères pour le corps : « Ils agissent, disent-ils, négativement sur le cur et sur la raison, le cur étant considéré comme le siège du sens moral. Avec ces traitements, les musulmans craignent de perdre toute responsabilité et de basculer dans la folie. »
Les travaux de Sylvie Fainzang foisonnent de surprises en tout genre. L'anthropologue n'a pas seulement interrogé les patients, elle a ouvert leurs tiroirs et découvert que les protestants rangent leurs médicaments dans le tiroir de leur table de nuit, quand les catholiques les placent dans le buffet de la salle à manger, quasiment offerts à tous ; elle a noté que, chez les protestants, on détruit souvent l'ordonnance, mais après l'avoir recopiée, un peu comme si l'on oblitérait le nom du médecin, dans un rapport en quelque sorte « antipapiste » avec l'autorité.
Le rapport patient-malade est bien sûr décortiqué selon la culture religieuse, mais Sylvie Fainzang souligne que le choix du praticien ne se fait pas sur la base de son appartenance religieuse. « Toutefois, note-t-elle, les qualités et les compétences recherchées et prisées par les patients ne sont pas de même nature dans les divers groupes examinés. Les protestants, par exemple, se montrent fort soucieux de s'assurer que leur médecin n'a pas un désir trop marqué de gagner de l'argent. Si c'était le cas, leur confiance serait brisée nette, le goût du lucre n'étant pas compatible, disent-ils, avec la stricte recherche de l'efficacité thérapeutique.
« Les musulmans, pour leur part, sont moins confiants dans les jeunes médecins et les patients masculins hésitent à consulter une femme, pour des raisons de pudeur. En revanche, les musulmans les plus croyants préfèrent que leur médecin soit musulman car, connaissant la loi, il est plus enclin à délivrer des prescriptions non contraires aux exigences religieuses. »
Enfin, la chercheuse a mesuré le degré de soumission du patient au médecin, pour un même niveau socioculturel et des connaissances médicales identiques, selon l'unique critère de l'origine religieuse. Ce sont, conclut-elle, les catholiques et les musulmans qui « obéissent » le mieux à leur médecin. Les patients juifs et protestants sont moins enclins à une stricte observance. « L'autorité médicale apparaît comme un avatar de l'autorité en général. Cette soumission au médecin n'est pas sans incidence sur la tendance des catholiques à se déposséder plus volontiers de leur corps que les protestants. A contrario , la contestation est plus directe et moins retenue chez les patients protestants et juifs. On sait, à cet égard, que les affrontements d'opinions sont présents dans tout le Talmud et que les écoles talmudiques inculquent la discussion des textes et la controverse. »
Un livre d'anthropologue
« L'appartenance (ou l'origine) religieuse modèle en partie les individus » et « cette empreinte se lit dans leurs conduites quotidiennes », en particulier dans leurs relations avec le monde médical. Telle était l'hypothèse de départ de Sylvie Fainzang, hypothèse qu'elle a validée grâce à une longue enquête dont elle rend compte dans un livre au titre plus vague que ses conclusions, « Médicaments et société ».
En chercheuse rigoureuse, elle expose d'abord ses difficultés et ses choix méthodologiques, puis analyse, toujours avec la même rigueur, les comportements des personnes interrogées et suivies. Elle fait ainsi apparaître qu'une ordonnance, des médicaments, le corps du patient, la parole du médecin n'ont pas la même signification selon les individus interrogés, ce qui mène à des différences d'attitude parfois notables. Par exemple, les protestants semblent craindre plus que les représentants d'autres religions que leur médecin ait « un désir trop marqué de gagner de l'argent », tandis que de nombreux musulmans semblent attendre de leur médecin « des propos lénifiants ».
Elle démontre aussi que les différences ne sont pas liées seulement à une appartenance et à une pratique religieuses, mais qu'elles s'observent même chez les personnes qui ont pris de la distance par rapport à leur origine religieuse. Dans sa conclusion, elle souligne l'intérêt des nuances que peut apporter un tel travail à la vision, souvent un peu simpliste, des diverses influences, culturelles et sociales, qui peuvent s'exercer sur les individus.
« Médicaments et société », Sylvie Fainzang, « Ethnologies », Controverses PUF, 160 pages, 138 F (21,04[219]).
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