Les mouvements sociaux en cours et ceux qui les ont précédés méritent, à la veille des vacances, une réflexion un peu plus approfondie.
Rien de fondamental n'a changé en France : c'est un régime parlementaire où la majorité et l'opposition méritent le même respect. En dépit des difficultés de la classe politique à se faire entendre, en dépit de la perte de crédit dont elle souffre, en dépit de la désaffection des Français pour les urnes, nous avons adopté ce qu'il est convenu d'appeler, depuis Churchill, le moins mauvais des systèmes. Il prévoit le droit de grève, ce qui ne veut pas dire que ce droit doive être appliqué en toute circonstance et en premier recours ; de la même manière que le droit au travail, pourtant inscrit dans la Constitution, n'empêche pas notre taux de chômage de se situer à plus de 9 % de la population active. Ce qui signifie que les principes les plus rigoureux doivent bien être assouplis quand la conjoncture l'exige. Il y a l'idéal et il y a la réalité concrète.
La France fort dépourvue
Cette réalité est variable : entre 1997 et 2001, la France a bénéficié d'une forte croissance ; cette période a coïncidé avec la durée du gouvernement de la gauche plurielle. On peut se quereller sur la relation de cause à effet entre la croissance et la gestion de la gauche : mais on ne peut pas réécrire l'histoire. L'équipe de Lionel Jospin a consacré les gains de croissance aux dépenses sociales ; elle n'a jamais semblé imaginer l'éclatement de la bulle financière et le ralentissement économique qui s'en est suivi. En 2002, la France s'est trouvée fort dépourvue.
M. Jospin n'a pas été récompensé, c'est le moins qu'on puisse dire, pour sa générosité. Les économistes et les chefs d'entreprise lui ont d'emblée reproché de n'avoir pas préparé, pendant son mandat dispendieux, les défenses contre la crise, qui, pourtant, a commencé à faire sentir ses effets alors qu'il était encore Premier ministre ; un peuple protestataire l'a empêché de mener à bien la réforme de l'Education et celle de la Fonction publique ; quelques millions d'électeurs se sont évadés vers les courants extrémistes lors de la présidentielle. Pour les uns, il en faisait trop, pour les autres, pas assez.
Mais, historiquement, rien n'a changé. L'alternance est devenue une tradition française. Et à l'alternance politique a correspondu une alternance économique. Le cycle de la crise a succédé au cycle de la croissance.
Le rôle des syndicats
La nouvelle majorité a pris en charge cette conjoncture défavorable et refusé en même temps de renoncer aux réformes. Ce n'est pas de la témérité, ce serait plutôt du courage. Cependant, personne n'a le droit de dire que tout va bien quand la gauche est au pouvoir et que tout va mal quand la droite l'occupe. Un Jospin élu président aurait été confronté aux mêmes difficultés et aurait dû, comme MM. Chirac et Raffarin, boucler son budget.
On n'est d'ailleurs pas sûr que les syndicats les plus intraitables souhaitent un retour de la gauche au pouvoir. Ni Marc Blondel ni Bernard Thibaut ne peuvent faire l'économie d'une analyse sensée ; ni l'un ni l'autre ne rêvent du grand soir. On suppose qu'ils sont infiniment plus à l'aise dans le combat social que dans la connivence avec une majorité dont l'inspiration idéologique est plus proche de la leur.
Contrairement à la CFDT, qui s'efforce de pratiquer un syndicalisme constructif depuis des lustres, ils voient plutôt leurs organisations comme des puissances à protéger.
Ce qui est plus grave, c'est que l'opposition de gauche semble avoir oublié l'immense expérience qu'elle a tiré de ses nombreuses années au pouvoir depuis que Mitterrand a gagné la présidentielle de 1981. Elle s'est littéralement jetée dans les bras des syndicats intransigeants au point que le congrès des socialistes à Dijon a fait une standing ovation à Bernard Thibaut, que les interventions des « éléphants », anciens Premiers ministres et ministres compris, ont rivalisé de démagogie. Plus à gauche que moi, tu meurs.
Le subtil François Hollande, qui ne nous convaincra jamais qu'il est la terreur du conservatisme, a couru à Genève pour saluer les antimondialistes ; et il n'y a pas un acte, une parole, un geste du gouvernement qui ne déclenche un torrent de critiques chez les socialistes, les Verts et les communistes.
Cette hostilité mécanique, qui tient plus du réflexe pavlovien que de la réflexion, ne peut pas ne pas être suspecte. Elle incite à proposer un défi à la gauche : que feriez-vous pour les déficits des retraites et de l'assurance-maladie ? Trahiriez-vous les engagements européens de la France ? M. Fabius, M. Strauss-Kahn, croyez-vous, comme M. Thibaut, qu'il faille taxer le capital pour financer le chômage, la santé et les retraites ? Si oui, comment remédieriez-vous à l'affaiblissement consécutif de la France, à la fuite des capitaux et à l'injustice faite aux épargnants ?
Par conséquent, sauf à vouloir faire une révolution dont on connaît les résultats à l'avance pour l'avoir expérimentée ailleurs, la gauche ne peut traiter les déficits que par l'irresponsabilité ou par des méthodes très proches de celles qu'adopte la droite. Tout le monde aura remarqué que les socialistes, qui chevauchent sur la crête de la protestation, ont cent fois plus de critiques à formuler que de solutions à proposer. Mis en demeure par l'opinion et par la presse, le PS a pondu un texte de huit pages pour proposer sa propre réforme des retraites. Le contenu du document était tellement brillant que pratiquement personne n'en a entendu parler, alors que la France des chaumières assiste, pantoise, à la comédie parlementaire jouée par l'opposition et ses 8 500 amendements.
Si la gauche était au pouvoir...
La vérité, la voilà : si la gauche avait le pouvoir aujourd'hui, elle ne pourrait absolument pas ignorer la nécessité des réformes et ne créerait pas plus d'emplois que M. Raffarin. La dette nationale a atteint le niveau d'alerte, ce qui rend les déficits encore plus intolérables et, de gauche ou de droite, n'importe quel gouvernement doit demander des sacrifices à la population (sur ce point, d'ailleurs, il est indubitable que la baisse des impôts, promesse électorale de M. Chirac, n'était ni utile, ni urgente). Ou alors, on installe les soviets.
On note chez les Français une grogne dictée par une sorte de désespoir : confusément ou clairement, ils savent ce que nous venons de dire, à savoir que les cycles de l'économie de marché n'ont rien à voir avec la nature idéologique du gouvernement et que les différences entre la droite et la gauche ne cessent de s'estomper. Un syndicat le sait, la CFDT, qui traite indifféremment avec l'une ou l'autre.
Le changement à tout prix
Du fond des poitrines monte une plainte lancinante qui réclame un changement, n'importe lequel, pourvu que ça change. Mais il y a des changements pour le pire et c'est le devoir de toute personne cultivée, y compris à gauche, d'informer les Français, au lieu de leur raconter des bobards. Le slogan secret de la gauche à la recherche d'un nouveau souffle est éculé : « Demain, on rase gratis ». Ce n'est pas seulement une politique de pilotage à vue, c'est confondant. Les vrais révolutionnaires d'aujourd'hui ne sont plus de grands romantiques, mais des pragmatiques ; ce ne sont pas des leaders du soulèvement, mais des thérapeutes ; ce ne sont pas des leaders inspirés spécialisés dans la rhétorique, mais des gérants prudents.
Gérer, c'est ennuyeux ? Non, c'est aussi une aventure, pour peu qu'on prenne la dimension du défi. Les conservateurs ne sont pas nécessairement à droite, les acteurs du changement pas nécessairement à gauche. Regardez l'Allemagne : un gouvernement de gauche, soutenu par les Verts, qui met en place des réformes autrement plus cruelles que celles de M. Raffarin. Des sociaux-démocrates plus « durs » que la droite française ? Non, mais la crise en Allemagne est encore plus grave qu'en France.
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