Entretien avec Rémi Mathieu

« La crise morale traverse l’histoire de l’Occident, quelle que soit l’époque »

Publié le 19/12/2009
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Alors que la puissance retrouvée de la Chine inquiète l’Occident, sa culture demeure réservée aux sinologues. Avec cette édition des philosophes confucianistes dans la bibliothèque de la Pléiade1, le lecteur français a accès pour la première fois à une sagesse, une pensée universelle dans sa globalité, élaborée il y a plus de 2 500 ans. Ce qui étonne d’emblée, c’est peut-être la facilité à entrer dans ce corpus. La langue est simple, sans jargon, et parle au lecteur d’aujourd’hui. Certes, le lecteur dans cette édition est guidé pas à pas grâce à la richesse de l’appareil critique. Mais l’œuvre peut être lue aujourd’hui par tous. Et au-delà de son origine dans le temps et l’espace se révèle comme l’un des moments essentiels d’une morale universelle. « Ce que tu ne désires pas pour toi-même, ne l’impose pas aux autres », suggère ainsi Confucius. L’humanisme serait-il né au sein d’un monde alors en crise, alors que dans le même temps Socrate répandait ailleurs ses lumières jamais éteintes ? En attendant, Confucius invite chacun à trouver sa voie. Celle d’une pensée juste.

Décision Santé. L’œuvre de Confucius est une réponse à une crise grave, morale, que traverse alors la Chine au Ve siècle avant J.-C. On y reconnaît comme un écho à la situation européenne en 2009. Il y aurait donc une actualité de Confucius.

Rémi Mathieu. La crise morale traverse l’histoire de l’Occident, quelle que soit l’époque. Pour autant, on peut identifier les éléments d’une crise éthique à partir du comportement des gens, des responsables politiques, d’une crise politique à travers la question : « Qu’est ce que bien gouverner ? ». Mais il y a aussi une interrogation sur la place de l’individu dans la société et sur les relations entre les hommes. À certains égards, les questionnements demeurent les mêmes quelle que soit l’époque. D’autres questions sont clairement relatives à la culture chinoise, et à cette époque-là. C’est-à-dire la fin de l’époque des printemps et des automnes : La mort de Confucius coïncide avec la naissance de cette ultime étape, celle des Royaumes combattants. Les valeurs de la Chine d’antan ne correspondaient plus aux réalités d’alors. Il fallait donc trouver des nouvelles références. Selon le mot de Chateaubriand, la situation était celle d’un monde qui s’effondre, alors que le suivant n’est pas encore né. Celui qui va naître, celui des Royaumes combattants, est une époque agitée, troublée, où les conflits entre principautés se règlent par les armes. Le point de vue de Confucius est celui d’un idéaliste. Il estime qu’il suffirait de perfectionner les hommes de pouvoir pour que la morale s’installe durablement. Les différentes expériences qui jalonnent sa longue vie témoigneront que cet idéal restera un vœu pieux. Aucun des princes, auquel il proposera ses conseils, ne le suivra.

D. S. Cette pensée est d’une grande facilité d’accès. Elle n’exige pas l’acquisition d’un vocabulaire complexe pour être comprise.

R. M. Rappelons que ce sont des entretiens, des transcriptions réalisées par ses disciples pour certains de son vivant, pour beaucoup d’entre eux, post mortem. Il s’agit de conversations rapportées dans un vocabulaire simple, imagé. Confucius s’intéresse aux situations. Il décrit un événement et donne les clefs à son interlocuteur pour surmonter les difficultés.

D. S. Autre élément fascinant, Confucius apparaît en Chine au même moment où, à l’autre bout du monde, un autre homme, Socrate est en train d’inventer la philosophie. Karl Jaspers, que vous citez dans l’introduction du volume, appelle cela « l’âge axial ».

R. M. Il n’y a pas d’explication à ce phénomène. À l’époque de Confucius, la Chine ignore tout de la Grèce. La découverte de la route de la Soie interviendra plus tard, à l’époque romaine. Et les échanges seront limités au registre commercial. La découverte de l’Inde sera également plus tardive. Du Ve siècle avant notre ère, jusqu’au début du IIIe siècle après J.-C., la Chine ignore tout du reste du monde. C’est pourquoi elle s’appelle alors les principautés du Milieu. Ce que l’occident traduira par l’Empire du Milieu. Ils sont alors au centre du monde, estimant les autres comme de simples barbares, puisqu’ignorant l’écriture. Il y a une concordance des temps bien involontaire entre Chinois, Grecs et bien d’autres. D’autant que les questions posées sont souvent communes, à la fois des questions d’éthique, de logique ou de construction de système philosophique. Cela est surprenant et passionnant.

D. S. Au-delà de ces questions, il y a surtout l’éloignement des dieux et le recentrage sur l’homme. Confucius aurait même inventé le caractère dans l’écriture chinoise pour désigner l’humanité.

R. M. Pour être plus précis, il n’invente pas le caractère. À cet égard, l’une de ses sentences les plus célèbres est « je n’invente rien, je transmets ». Mais il utilise des termes dans une acception nouvelle. Comme celui que l’on traduit par humanité ou humanisme, concept nouveau qui est majeur, central dans l’œuvre de Confucius. Cette remarque s’inscrit dans un autre thème central, celui du mot correct, juste, utilisé à bon escient. Deux objectifs s’inscrivent dans cette quête, à savoir une entente entre les interlocuteurs et un retour au sens originel des mots dans la langue chinoise. Ce qui doit permettre de retrouver leur valeur éthique perdue au fil du temps. Cette idée s’inscrit dans le programme idéaliste de Confucius : si l’on revient aux valeurs anciennes, à l’organisation primitive de la dynastie, le retour à l’ordre devrait s’opérer dans le même temps. Cette vision constitue un fil rouge dans sa pensée.

D. S. Au-delà du retour à l’ordre ancien, il procède également à une « démythologisation » des dieux.

R. M. Pour partie, il remet en cause certains des récits mythiques qui figurent dans le livre le Classique des documents, premier livre d’histoire de la Chine peuplé de héros et de démiurges supposés avoir construit la Chine et donc le monde. Pour autant, il conserve et transforme des personnages issus de ces récits en des figures emblématiques. Ce ne sont plus des personnages mythiques, mais des rois sages, exemplaires, qui seront des modèles jusqu’à la fin de l’Empire, à savoir jusqu’au début du XXe siècle. Vous évoquez un éloignement des dieux… mais Confucius n’est pas un agnostique. Il reconnaît la présence des esprits, la nécessité de procéder à des sacrifices et au respect des rites. Mais il les tient à distance selon ses propres termes. Et ne les ignore pas. La notion d’un agnosticisme confucéen serait excessive.

D. S. Ces rites n’ont pas seulement une fonction religieuse. Ils détiennent aussi une fonction sociale.

R. M. Ils ont surtout une fonction sociale. Confucius a repéré la valeur éducative du rite. C’est une contrainte sociale. C’est aussi le premier pas vers la culture. Un mot peut résumer la doctrine confucianiste, celui de « culture », qui se traduit en chinois par « orner, ornement, motif, décoration ». Tout ce qui peut orner un homme, donner une parure aux relations humaines. Outre l’étude, le rite permet les relations interhumaines. En leur absence, les sentiments d’hostilité ou les relations affectives se traduiraient dans l’espace social sans médiation. Et les guerres seraient sans fin. Les rites sont à la base des relations humaines. Mais ils ont une autre vertu. Leur complexité participe à l’éducation morale. Avec le corps ou la parole, ils servent à afficher le respect à l’autre. Avec cette école de rigueur, ils permettent aussi à l’homme de s’éduquer à partir du respect de l’autre. L’application des règles envers l’autre entraîne de manière symétrique la réciproque. Des manuels de rituels prescrivaient ainsi comment se comporter lors d’une rencontre avec tel personnage selon son rang hiérarchique.

D. S. Le rite est peut-être intangible. Cependant, la pensée de Confucius est étonnamment moderne par son refus du dogme et son principe de relativité.

R. M. La pensée chinoise en général – et la pensée confucéenne en particulier – est adogmatique. C’est-à-dire qu’elle n’a pas de vérité révélée. Elle n’a pas non plus de vérité éternelle ou constante. À chaque fois, le maître ou son disciple doivent trouver une réponse adaptée à la question posée dans un contexte donné. Nous sommes là dans ce que j’ai appelé un « situationnisme » qui permet d’adapter un comportement ou une réponse morale, philosophique. Résultat, le confucianisme est aussi bien pratiqué dans les cours au Ve siècle avant notre ère que dans celles des 2 500 ans de civilisation chinoise qui ont suivi. Cette adaptabilité explique comment le confucianisme s’est imposé comme une valeur établie, sûre, à la fois sur le plan moral et philosophique qu’institutionnel.

D. S. Cette modernité se traduit aussi par la dénonciation du profit.

R. M. « L’homme de peu s’intéresse au profit, l’homme de bien cherche la justice », peut-on lire dans les entretiens. Mais comme dans la Bible ou le Coran, on peut y lire d’autre propos en contradiction avec ce qui précède. Par exemple : « La richesse dépend du ciel ». Elle ne serait donc pas une malédiction dont il faudrait se cacher. Deux attitudes sont défendues par Confucius et la pensée chinois : d’une part, il faut être modeste et ne pas se mettre en avant et d’autre part, on n’a pas à se cacher si l’on a réussi dans les affaires.

D. S. On trouve dans sa pensée un véritable intérêt pour la politique, l’art de gouverner.

R. M. Toutes les philosophies chinoises de l’antiquité sont des philosophies politiques. Elles reposent sur deux axes : d’abord des philosophies morales qui posent la question de notre comportement vis-à-vis d’autrui ou de notre conscience. À cet égard, Confucius est l’un des premiers à s’interroger sur la nécessité de l’examen de conscience pratiqué chaque jour. L’autre axe est celui du politique. Si dans un premier temps, la recherche éthique doit atteindre le perfectionnement personnel, il s’agit ensuite de faire le bien d’autrui et si possible celui de la Nation où l’on se trouve. Il y a chez Confucius en permanence cette volonté de traduire les principes moraux dans le champ du politique.

D. S. Comment expliquer l’absence de traduction de ces textes en langue occidentale ?

R. M. Ces textes ont été traduits, notamment par le Père Couvreur à la fin du XIXe siècle. Mais, à l’exception de Confucius, ils étaient destinés à des sinologues. C’est la première fois en Occident – et aussi en Chine – qu’un seul volume regroupe l’ensemble des œuvres confucianistes de cette période fondatrice. Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps ? Peut-être parce que les études chinoises ne font pas partie du cursus de formation, tant au niveau secondaire que supérieur. On étudie les philosophes grecs ou latins. Mais on ne va jamais voir du côté de l’Inde ou de la Chine.

D. S. En revanche, pourquoi avoir conservé le nom de Confucius latinisé par des jésuites français et ne pas lui avoir rendu son vrai patronyme, Kong zi ?

R. M. Cela fait partie de la tradition. Nous avons longtemps hésité. D’autant qu’il n’y a pas de cohérence entre les patronymes latinisés et ceux non traduits par les jésuites. Mais comment permettre à des lecteurs non-sinologues d’accéder à ces textes, si l’on supprime ces repères que sont ces noms latinisés. Le problème se pose dans les mêmes termes avec Lao Tseu et le taoïsme depuis trois siècles. Or, le Tao n’est jamais qu’une transcription erronée. On devrait écrire Dao.

D. S. Le Dao est aussi un concept majeur dans l’œuvre de Confucius.

R. M. Il n’y a pas de définition donnée par les Chinois. Ce terme existe bien avant Confucius ou Lao Tseu. On le retrouve dans le Classique du changement, le grand livre de divination, le plus ancien des classiques. Il désigne ce qui est le moteur, l’organisateur des êtres, des choses et permet leur mouvement, leur interrelation. « Le Dao n’a pas de nom mais il faut bien que je le nomme, donc je l’appelle Dao », a dit Lao Tseu. Il n’a pas d’existence, il est ineffable. À défaut de parler de concept, le mot est adopté par l’ensemble des écoles de pensée de la Chine ancienne. Mais chacun l’entendait à sa façon. Pour les confucianistes, c’est avant tout une voie morale. C’est aussi un moyen d’agir, une méthode, une façon de pratiquer un art, celui du tir à l’arc ou de conduire un char. L’acception de Dao est extrêmement large. Sur le plan théorique, les deux énergies, mâle et femelle, ying et yang, qui animent les êtres, sont subsumées2 sous le dao. Leur union et leur contradiction constituent le dao qui agit par ces deux types de souffle retrouvés dans le fonctionnement de la nature, du corps.

Pour les taoïstes qui axent leur pensée sur la nature, cette référence est centrale. Ce n’est pas le cas pour les confucianistes, dont le système est organisé autour de la nation de culture. Précisons que le terme de confucianisme ou de taoïsme n’existe pas. C’est encore une invention occidentale. Les Chinois parlent des disciples de l’École des lettrés, pour évoquer le confucianisme par exemple.

D. S. Après avoir été rejeté à l’époque de la Révolution culturelle sous Mao, Confucius connaît un regain d’intérêt en Chine en 2009. Comment peut-on l’expliquer ?

R. M. L’étude de l’image de Confucius sur un siècle est édifiante. Entre le début du XXe et le début du XXIe siècle, il est passé de l’enfer au paradis, sans oublier un détour par le purgatoire. Aujourd’hui, nous sommes dans une période de renouveau des études confucéennes. Il y a un culte autour de Confucius qui est non seulement autorisé, mais encouragé par le gouvernement actuel. À cet égard, les pouvoirs publics se reconnaissent plus dans Confucius que dans le confucianisme. À travers les instituts Confucius, le gouvernement met en avant certains concepts, comme le respect de l’autorité, toujours fort utile quel que soit le régime, celui de l’ordre établi, l’instauration d’une morale, élément clé après l’effondrement du communisme. Autre avantage, c’est une figure consensuelle qui incarne la culture, voire la civilisation chinoise. Rappelons que le mot d’ordre du gouvernement aujourd’hui appelle à l’harmonie sociale, terme qui appartient à la philosophie confucianiste. Enfin, dans notre univers mondialisé, cette image est également reprise à l’étranger et ne fait pas débat. On est loin de l’époque de la Révolution culturelle, où Mao s’en servait plutôt comme un repoussoir. À chaque période, Confucius est instrumentalisé. Mais durant ces années, entre le récit et l’adhésion, les Cchinois se sont approprié l’œuvre et l’ont lue.

D. S. Pourquoi lire Confucius en 2010 ?

R. M. D’abord par curiosité ou passion intellectuelle. Cette lecture permet de penser le monde et les relations humaines, sans appartenir au monde judéo-chrétien ou gréco-latin. Bien sûr, certaines questions sont comparables. Les réponses sont différentes en raison du contexte, de la société et aussi de la langue qui présente des spécificités. Elles ne marquent pas le temps, comme par exemple le mode, le masculin ou le féminin, le singulier ou le pluriel. La façon d’exprimer une vérité dans ces conditions ne peut être qu’autre. En fait, la manière dont Confucius parle de l’étude est étonnamment moderne. Il s’agit d’un mode de perfectionnement de soi, aussi important que la vertu d’humanité. L’étude ne se réduit pas à la lecture. Elle s’étend à l’apprentissage de diverses techniques ou de comportements sociaux. L’apprentissage des gestes permet d’aller au-delà, vers la pensée correcte. L’homme qui tire sa flèche au centre de la cible doit avoir une pensée juste. Cet homme sait faire correspondre les mots aux choses. Et trouver la vérité de la réalité qui l’entoure.

1. Philosophes confucianistes, édition établie par Charles Le Blanc et Rémi Mathieu, 1 536 p., 45 euros jusqu’au 31 janvier 2010 , 52,50 euros ensuite.

Lire aussi Confucius par Jacques Sancery, édition du Cerf, 572 p., 44 euros.

2. Terme philosophique : penser quelque chose comme compris dans un ensemble.

Propos recueillis par Gilles Noussenbaum

Source : Décision Santé: 260