Le président de la République ne fonde pas son action diplomatique sur la simple abstention : il veut, par tous les moyens, empêcher la guerre qu'Américains et Britanniques se préparent à livrer contre l'Irak. Il a donc lancé une dynamique pour faire plier les Etats-Unis et le Royaume-Uni, et non pas seulement pour prendre ses distances avec un conflit militaire qu'il réprouve.
M. Chirac se trouve dans une position extrêmement favorable : il a le soutien presque unanime de l'opinion française - ce qui est essentiel - et d'une grande majorité de pays représentés à l'ONU. Ce soutien particulièrement large lui permet de voter sans problème contre la guerre au Conseil de sécurité ; et dès lors que la Russie menace d'user de son droit de veto, il ne sera pas seul non plus s'il décide, comme le lui réclament beaucoup d'élus de droite et de gauche, d'utiliser le sien contre les Etats-Unis. Le secrétaire d'Etat américain, Colin Powell, a certes indiqué que le recours par la France au droit de veto aurait des conséquences sur les relations bilatérales entre les deux pays. Mais le rapport de forces franco-américain est encore plus compliqué qu'il n'en a l'air.
Le désespoir de Tony Blair
En effet, George W. Bush affirme qu'il n'a pas besoin d'une deuxième résolution de l'ONU pour entrer en guerre et que la 1441 suffit. S'il s'est lancé dans l'aventure, apparemment mort-née, de la deuxième résolution, c'est pour rendre service à un ami, Tony Blair, dont la position est devenue intenable : le Premier ministre britannique, qui s'est engagé à fond pour M. Bush, est contesté par son opinion, par l'opposition conservatrice et par une forte fraction de son propre parti, le Labour. Sa popularité personnelle est en chute libre. Et s'il ne parvient pas à obtenir un semblant de légalité pour une intervention en Irak, ses jours politiques sont comptés.
M. Bush s'efforce donc, en utilisant son influence sur les membres du Conseil, surtout ceux qui reçoivent une aide financière des Etats-Unis, de sauver la mise de M. Blair. Il n'est pas sûr qu'il y arrive. Même si les Anglo-Américains finissent par convaincre neuf des membres du Conseil, majorité requise pour un feu vert, la France et la Russie opposeront leur veto.
C'est en tout cas ce que Moscou ne cesse d'affirmer. Nombre de commentateurs américains estiment que les propos énergiques du ministre russe des Affaires étrangères, Igor Ivanov, ne reflètent pas les intentions réelles de Vladimir Poutine, lequel ne serait pas enclin à sacrifier les excellentes relations qu'il a su nouer avec George W. Bush. Peut-être que ces commentateurs prennent leurs désirs pour des réalités. Quoi qu'il en soit, un veto russe permettrait au gouvernement français de ne pas utiliser le sien, pour autant que la France, engagée dans un bras de fer sans précédent avec l'Amérique, ne souhaite pas enfoncer le clou du veto et aller jusqu'au bout de sa démarche. Le vote négatif du Conseil ou un veto (et a fortiori deux veto) scelleraient le destin de Tony Blair, ce qui ne fâchera pas la France : M. Chirac a déjà eu plusieurs achauffourées avec ce partenaire européen. M. Blair peut aussi estimer qu'il ne doit pas participer aux hostilités dès lors que l'ONU s'y oppose, et sauver sa peau tout en abandonnant son principal allié.
Les points marqués par la France
On peut enfin imaginer que devant le « non » du monde, M. Bush renonce à livrer bataille. A ce jour, il n'a donné aucun signe de perplexité, en dépit de plusieurs symptômes défavorables : un éditorial du « New York Times » profondément hostile à la guerre, une opinion qui réclame l'aval de l'ONU, un monde arabe en ébullition, des manifestations énormes de par le monde.
Bien que les conséquences à moyen terme soient imprévisibles, la démarche française a été, jusqu'à présent, couronnée de succès. Elle a donné beaucoup de fil à retordre à la diplomatie américaine et marqué contre elle tous les buts possibles à chacune des phases lentes et embrouillées des prolégomènes de la guerre. Elle a pris l'administration américaine par surprise plus d'une fois. Et la seule riposte de M. Bush s'est limitée à une indifférence apparente, celle d'un homme qui a décidé au préalable que l'avis des alliés des Etats-Unis, de l'ONU et de l'opinion mondiale ne pouvait avoir un effet déterminant sur sa politique. Ce n'est vrai que jusqu'à un certain point : des soldats américains ne peuvent pas être sacrifiés dans cette bataille si les raisons du sacrifice ne sont pas clairement exposées ; M. Blair ne peut pas être assassiné politiquement après les gages qu'il a donnés à M. Bush ; et pour la première fois depuis la guerre du Vietnam, l'Amérique ne dispose pas de l'argument moral ou, plus exactement, en est privée par une campagne de communication conduite avec succès par les pacifistes.
Car, sur la toile de fond des hostilités diplomatiques, l'ombre de Saddam Hussein a presque disparu. L'inconvénient majeur d'une politique conduite contre Bush, c'est qu'elle sert directement les intérêts du président irakien.
Deux questions
Quelques-uns, en France, ne l'ont pas oublié, qui continuent à poser deux questions de fond :
- est-il logique que les relations franco-américaines et franco-européennes soient compromises par une politique qui revient, en somme, à protéger un dictateur ?
- la France, qui a su à merveille déconcerter les Etats-Unis, a-t-elle prévu une sortie de crise ?
Supposons que M. Bush renonce à la guerre ; la probabilité de cette hypothèse est à peu près nulle, ne serait-ce que parce qu'il dispose déjà de 200 000 hommes sur le terrain et que, s'il les rapatriait sans tirer un coup de feu, ce serait un désastre pour lui, pour les Américains et pour la sécurité des pays occidentaux. Il demeure que s'il y renonçait, il demanderait des comptes à tous ceux qui, de la France à la Russie, lui ont mis des bâtons dans les roues, avant de perdre les élections de 2004.
Si M. Bush va au bout de son projet, il révisera ses relations avec quelques-uns de ses alliés traditionnels, dont la France, il envisagera de quitter l'ONU, et l'incitera à aller se loger ailleurs qu'à New York avant qu'elle ne disparaisse corps et biens, et, pour chacun des gouvernements qui lui a manifesté son hostilité, il trouvera quelque mesure de rétorsion. Entre-temps, personne ne l'aura empêché d'envahir l'Irak.
On peut toujours se tromper, mais il semble bien que la montée en puissance d'une diplomatie française, décidément très combative prépare, à terme, une dégradation sérieuse de nos relations avec notre camp habituel. Mais bien sûr, nous serons les héros du monde arabe.
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