IL EST AUJOURD'HUI plus important de détenir des brevets que des matières premières. Plus discuté, aussi, puisque, à la différence des ressources naturelles, les brevets sont régulés par des législations. Deux principes de base sont universellement acceptés. Premièrement, il est indispensable de favoriser l'inventivité, en protégeant le travail de l'inventeur. Deuxièmement, la durée de protection conférée est de vingt ans, soit un peu moins d'une génération, ce qui, sachant la valeur symbolique de la découverte – on parle de paternité –, n'est peut-être pas anodin.
Hormis ces deux aspects, des conventions internationales ont permis d'harmoniser les législations, dans certaines limites. Ces limites suscitent, à l'occasion, des tensions diplomatiques, comme cela s'est vu lors de la polémique Gallo-Montagnier sur le test de dépistage du VIH (lire page 13). Mais, dans le contexte d'une mondialisation de plus en plus contestée, il n'est pas certain qu'elles soient un jour abolies, au profit de dispositions supranationales contraignantes.
Nouveauté ou inventivité.
Les principaux concurrents sont l'Europe, les Etats-Unis et le Japon. En attendant, demain, la Chine. Commençons par l'Europe, et plus précisément par la France. Il y a seulement trente ans, l'Hexagone n'était pas particulièrement bien placé en matière de brevet. L'image du conseiller en brevet était à peu près celle du notaire, en plus folklorique, sorte d'héritier spirituel du préfet Lépine. La Grande-Bretagne était d'ailleurs à peine mieux située. Pour illustrer le propos, on peut décrire la France comme un pays d'ingénieurs – c'est Lesseps qui a creusé le canal de Suez – et la Grande-Bretagne comme un pays de financiers, qui a racheté sans coup férir les 50 % d'actions revenant à l'Egypte. Or le contexte le plus favorable aux brevets est l'industrie. Et la patrie traditionnelle des industriels, c'est l'Allemagne. Dans le cadre européen, c'est elle qui s'est toujours située en tête, tant par le nombre de brevets déposés que par le sérieux des examens. Quand un brevet est délivré en France sur le critère de la nouveauté, on exige, en Allemagne, l'inventivité : il faut non seulement que l'invention n'ait jamais été proposée, mais aussi qu'elle n'ait pas été évidente à proposer. Les contentieux sont par ailleurs examinés par des juges spécialisés, également formés aux matières techniques et scientifiques, quand ils relèvent, en France, du tribunal de grande instance. Bref, quand on pense brevet en Europe, on pense au voisin d'outre-Rhin.
Cette situation explique que l'Office européen des brevets (OEB) se soit largement inspiré de l'exemple allemand. L'OEB et le brevet européen ont été créés par la convention de Munich de 1973, qui regroupe aujourd'hui 32 pays. Européen ne signifie pas communautaire – la Turquie, par exemple, est membre de la Convention. Et l'intitulé « brevet européen », au singulier, ne doit, par ailleurs, pas faire illusion. Il n'y a pas un brevet européen à proprement parler ; il n'y a qu'une procédure centralisée de délivrance, que le déposant peut ensuite être conduit à défendre en cas de litige dans les pays cibles qu'il aura choisis, en produisant auprès des offices nationaux une traduction du brevet dans la langue du pays. Le cas échéant, la procédure peut donc se révéler longue et coûteuse.
En l'état actuel des choses, elle présente néanmoins deux avantages. D'une part, l'examen est extrêmement approfondi, pour éviter notamment l'absence d'activité inventive et l'insuffisance de description. Le principe étant en effet de divulguer la découverte moyennant un monopole d'exploitation, nombreux sont les déposants qui tentent de se garantir plus complètement en ne divulguant qu'à moitié leur procédé. D'autre part, à délivrance centralisée, possibilité d'opposition elle aussi centralisée. Dans les neuf mois suivant la délivrance, n'importe quel requérant peut s'attaquer à un brevet européen et, globalement, au faisceau de brevets nationaux qui en découlent. Passé ce délai, il faut contester chaque brevet, pays par pays, ce qui est infiniment plus coûteux. C'est via cette procédure que le brevet de Myriad Genetics sur le gène BRCA1 a pu être attaqué, procédure qu'il aurait été pratiquement inutile de lancer pays par pays.
Le premier déposant et l'inventeur.
Par rapport au Japon, les critères et les procédures d'examen européens sont essentiellement les mêmes. Par rapport aux Etats-Unis, autre pays où le brevet est de tradition, on relève plusieurs différences touchant aussi bien aux principes qu'à la pratique des brevets. Côté principe, alors que le brevet européen est accordé au premier déposant, un brevet américain peut être accordé à l'inventeur, le cas échéant contre le déposant, et à condition, bien sûr, que l'inventeur fasse la preuve de son antériorité. D'où l'habitude d'accumuler des preuves en cours de travail : la rigueur avec laquelle sont tenus les cahiers de laboratoire outre-Atlantique n'est pas une vertu propre au peuple américain, mais une précaution à visée commerciale, au cas où.
Autre différence de fond : aux Etats-Unis, on peut breveter à peu près n'importe quoi, jusqu'à des stratégies spécifiques de business. Le cas le plus fréquent concerne toutefois les programmes informatiques, brevetables en tant que tels outre-Atlantique, et non en Europe. En principe du moins, car la discordance a engendré une multitude d'astuces destinées à permettre le brevetage en Europe non du programme lui-même mais du programme en tant que solution à un problème technique. C'est d'ailleurs sous ce couvert que des gènes, non brevetables en tant que tels, ont pu être brevetés en Europe.
Les autres divergences entre l'Europe et les Etats-Unis portent sur des questions pratiques. Elles concernent principalement les modalités d'examen des contentieux et les risques courus. Les procès américains peuvent donner lieu à des enquêtes extrêmement serrées sur la bonne foi des requérants, ou des déposants. Le « duty of candor » fait obligation d'honnêteté. Tout déposant ayant connaissance d'un obstacle à la brevetabilité de son invention doit le signaler. Et, en pratique, les enquêtes peuvent aller jusqu'à fouiller les courriels, à la recherche de ce dont le demandeur avait véritablement connaissance. La conséquence est que les Américains ont pris l'habitude de ne laisser aucune trace écrite, ce que l'esprit européen moyen aura tendance à tenir pour légèrement hypocrite.
Les avocats s'en mêlent.
Autre problème spécifiquement américain : en cas de procès, les dommages et intérêts peuvent se révéler colossaux. Le risque lui-même n'est pas à la portée de tous. D'autant que les Américains ont développé quelques spécialités qui rendent ce risque tout à fait réel. Sous le nom de Patent Troll se sont ainsi développés des cabinets de juristes, détenteurs de portefeuilles de brevets dont la principale occupation consiste à ne rien faire. Lorsqu'une technique apparaît, empiétant sur un brevet, on attend suffisamment longtemps pour que le développeur soit solvable et son projet pratiquement irréversible, et l'on intervient en exigeant des dommages et intérêts considérables. L'ordinateur de poche BlackBerry a ainsi failli être abattu au décollage ; ses promoteurs ont préféré payer.
Là où le principe du brevet consiste à favoriser le développement, cette pratique perverse consiste donc à faire de l'argent en bloquant, ou en menaçant de bloquer, un développement. La Cour suprême américaine s'en est émue, au point de rendre récemment un jugement favorable au site de vente en ligne e-Bay, attaqué par un Patent Troll. En substance, le jugement affirme que quiconque détient un brevet sans l'exploiter n'a pas le droit d'interdire à un tiers d'exploiter l'invention.
Reste que tout cela est significatif d'un climat de judiciarisation à outrance, instrumentalisant la justice au profit des affaires. Déposer un brevet aux Etats-Unis comporte des avantages certains en termes de marché, ouvert par un brevet unique et déposé en une seule langue. Mais clairement, l'affaire n'est pas à la portée de n'importe qui.
Peut-on attendre une normalisation internationale des règles et pratiques en matière de brevets ? En fait, la préoccupation n'est pas nouvelle ; elle a même précédé l'actuelle « mondialisation » d'un bon siècle. Le premier pas vers des règles communes est en effet la convention de Paris, signée en 1883 par 11 pays européens et sud-américains, rapidement rejoints par le Japon, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'Allemagne. Ses deux principes sont l'égalité de traitement entre demandeurs nationaux et étrangers, d'une part, et le droit d'antériorité, d'autre part : toute demande déposée dans un pays membre ouvre un délai d'un an à l'extension à d'autres pays membres, l'antériorité du premier dépôt étant conservée.
Aujourd'hui, la convention de Paris compte 164 Etats membres et se double de nombreuses organisations multilatérales : l'Office européen des brevets, bien sûr, mais aussi le PCT (Patent Cooperation Treaty, convention de Washington, 1970), l'Oapi (Organisation africaine de la propriété intellectuelle, conventions de Libreville, 1962, et Bangui, 1977), l'Aripo (Organisation régionale africaine de la propriété industrielle, convention de Lusaka, 1976), équivalent de l'Oapi pour l'Afrique anglophone, l'Organisation eurasienne des brevets, signée par la plupart des pays de l'ex-Union soviétique en 1994, et jusqu'à l'Ompi (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle), créée en 1970 à Genève, et qui est l'une des 17 agences de l'ONU.
L'organisation la plus importante est le PCT (126 Etats), d'autant qu'une coopération a été instaurée avec l'OEB, permettant de traiter toute demande concernant au moins un pays de l'OEB comme un brevet européen (Euro-PCT). La convention de Washington a mis en place une procédure globale permettant de centraliser les demandes dans les Etats membres, de les examiner selon des critères formels, de procéder à des recherches bibliographiques et de rendre un avis sur la brevetabilité. Toutefois, cette procédure centralisée ne se substitue en aucun cas aux prérogatives nationales : chaque pays reste libre de retenir l'avis, ou de réexaminer les demandes.
Des tentatives reviennent bien sûr régulièrement, pour instaurer un droit supranational des brevets. L'Europe, dans le rôle de poisson pilote comme souvent, a tenté par deux fois (1975 et 1989) d'instaurer un brevet communautaire, vrai brevet unique, à la différence du brevet européen. Mais le projet a toujours été rejeté. Sans doute les ambitions des industriels ont-elles été jugées incompatibles avec des principes, notamment français, comme l'exception culturelle, ou, au plan international, avec des législations comme celle de l'Inde, qui prohibe pratiquement le brevetage en matière sanitaire. Au demeurant, l'obstacle sur lequel ont buté toutes les tentatives d'abaissement des prérogatives nationales est celui de la juridiction compétente en cas de litige : les pays ne tiennent pas à se voir imposer l'ouverture de leur marché intérieur par des juridictions qu'ils ne contrôlent pas, et soumises comme il se doit, au plus intense des lobbyings.
Conflit linguistique.
Un conflit en cours illustre une certaine exacerbation des tensions. La France se refuse encore à ratifier les accords de Londres, qu'elle a pourtant signés en 2001. Ces accords paraissent pourtant anodins : ils prévoient que les brevets européens pourront être déposés en français, en anglais ou en allemand pour ce qui concerne la description, seules les revendications devant être traduites dans les langues des pays défendus. L'objectif est d'alléger les coûts, actuellement supérieurs à ceux des brevets américains et japonais, et qui pèsent notamment sur les PME. En pratique, pourtant, on s'attend, avec ces accords, à une vague de dépôts internationaux, qui se feront évidemment en anglais. C'est donc au nom de la francophonie que diverses instances françaises s'opposent à la ratification, arguant que, dans les domaines techniques où la langue a besoin de s'enrichir, les descriptions en anglais accéléreront ce que les linguistes appellent «la perte de domaines». En fait, derrière l'argument, un certain nombre de spécialistes estiment que les accords de Londres ne sont qu'un premier pas pour faire rentrer par la fenêtre le vieux projet de brevet communautaire.
Les choses en sont là pour le moment. D'un côté, les pressions du Medef en faveur de la ratification sont fortes. De l'autre, l'affaire du gène BRCA1 (lire ci-contre) ou les affrontements autour des antiviraux génériques en Afrique du Sud, ou en Inde (lire page 14), ont été des coups de semonce, faisant comprendre à bien des gens que, sur le plan sanitaire notamment, les brevets ne sont plus les gadgets folkloriques d'antan, mais peuvent déstabiliser des pans entiers d'activité. Face à une telle puissance, la prudence, pour ne pas dire plus, commence à habiter bien des esprits. Tout un chacun est maintenant conscient que les décisions à venir, nationales et internationales, en matière de législation des brevets, seront des choix politiques engageant profondément l'avenir.
Et, bientôt, la Chine
L'intérêt d'un pays est toujours d'ajuster sa législation sur les brevets à son propre niveau technologique. Une législation très protectrice dans un pays low-tech n'aboutira en effet qu'à favoriser la pénétration des brevets high-tech de l'étranger.
C'est le principe suivi avec succès par la Corée du Sud, et aujourd'hui repris par la Chine, dont l'adhésion aux règles de l'OMC reflète l'évolution technologique. Après s'être un temps bornés à copier, les Chinois se sont lancés dans la recherche. Résultat, ils commencent effectivement à déposer des brevets, mettant du même coup leur législation aux normes. Et ce n'est sans doute qu'un début.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature