COMME POUR chaque course, le Dr Chauve est assigné à domicile. Sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans sa maison de Pornichet, face à la mer, il se tient prêt à réagir instantanément aux appels des concurrents. «Contrairement aux confrères, j'exerce dans une salle d'attente. L'attente de l'appel des océans du bout du monde.»
En l'occurrence, ce soir, douzième jour de l'épreuve, l'appel vient du côté de la baie de Fundy, à quelque 300 milles de la côte américaine et de l'arrivée de la Transat anglaise, prévue deux jours plus tard, dans le port de Boston. C'est Armel Le Cléac'h, un des battants de la jeune garde des meilleurs marins français, héritiers de Tabarly, qui remporta l'Artemis Transat en 1964 et y gagna sa célébrité.
«Salut Jean-Yves ! lance le skipper. Tout va bien à bord. Je longe les côtes de la Nouvelle-Écosse. Il fait grand beau. Le ciel est bleu, le vent souffle à une vingtaine de noeuds, le bateau avance tout seul.»
« Ambiance chaussette et bonnet ».
Le skipper se remet d'une nuit difficile. «On a brutalement quitté l'influence chaude du Gulf Stream pour celle glacée du Labrador. Sous un ciel étoilé, les températures ont chuté. J'ai essuyé une vingtaine d'heures difficiles, avec précipitations, une mer très hachée et des vents assez forts, jusqu'à 45noeuds. C'est ambiance chaussette et bonnet!»
«Tu es bien équipé contre le froid?», interroge le médecin. « J'ai pas mal de polaires et je me réchauffe avec l'air chaud du moteur. J'essaie de m'alimenter de façon régulière. Il faut être vigilant. La nuit, après une petite sieste, on a vite fait d'être frigorifié quand on sort pour faire avancer le bateau», le rassure Armel.
«Et le bruit? Penses-tu qu'il va falloir revoir l'ergonomie du bateau pour le rendre plus silencieux?», s'enquiert le Dr Chauve, qui poursuit l'interrogatoire sur un sujet sensible : «À bord, le niveau sonore dépasse 120dB, explique-t-il. C'est un peu comme si le marin était à l'intérieur de la caisse d'une guitare. Et une guitare de hard rock!»
«Ça va, pas de souci de ce côté-là, le rassure le skipper. Mais c'est sur la protection contre l'humidité qu'il faudra travailler le bateau. Il a besoin d'une casquette pour protéger le cockpit de l'humidité saline. J'ai beau porter des gants, ils sont trempés de sel. Les mains et les poignets souffrent.»
Le Dr Chauve acquiesce. Ce n'est pas la première fois qu'Armel se plaint de problèmes cutanés.
«Et le moral? Pas trop de haut et bas? »«La dimension psychologique à bord est énorme, avec beaucoup d'à-coups, commente le médecin. Pour trouver une sérénité à la hauteur des éléments, il faut que le skipper ait acquis une réelle intimité dans le couple homme-machine. Trop de marins se méfient de leur bateau, du mauvais coup qu'il leur prépare. » «Le mental est bon, assure Armel le Cléac'h. Je suis très concentré sur la fin de course. On arrive au sprint final.»
Cette Artemis Transat s'est donc bien passée pour le Saint-Politain. Excellente course, estime-t-il. Bien meilleure que l'an dernier, où il avait démâté. Ou que la Solitaire Jacques-Fabre, en 2005 : «Le voilier avait chaviré, raconte-t-il, et on était restés un bon moment à attendre l'hélicoptère, à l'intérieur du bateau qui s'était retourné. Mon équipier, victime d'un écrasement de la cage thoracique, n'arrivait plus à parler. Dans ces moments-là, il faut savoir et pouvoir être son propre soignant.»
Formation médicale.
Les skippers sont formés médicalement. «Pour chacun, explique le Dr Chauve, j'ai conçu une pharmacie aussi complète que possible, qui tient compte de leurs antécédents personnels. Ils ont une formation médicale, essentiellement pratique, réalisée avec l'Institut européen de formation en santé. Apprentissage du secourisme et des gestes de soins. Ils doivent être mes yeux et mes mains pour que je puisse intervenir à distance. Avec des urgences qui peuvent être dramatiques. Au Vendée Globe de 1998, j'ai reçu par exemple un appel d'Éric Dumont. Il était monté en haut du mat de 30m pour couper une drisse avec un couteau de cuisine. En redescendant, il s'était embroché le biceps du coude jusqu'à l'épaule. Le sang pissait. Il avait arraché la lame et a perdu connaissance après m'avoir joint. Je me suis dit “S'il ne rappelle pas dans 3minutes, c'est l'artère humérale, il est fichu.” Il a rappelé. On a réussi à le récupérer.»
Le Dr Chauve se fait une règle de ne pas prendre l'initiative d'appeler les concurrents. Il les laisse se manifester eux-mêmes. Et même quand il faut suivre une évolution problématique, il s'abstient de les relancer. «À la fois pour ne pas leur faire passer ma propre inquiétude et surtout pour marquer le respect et la confiance que j'ai en eux. Je ne dois surtout pas être incontournable. Leur autonomie prime. De toute manière, un marin, par nature, sait hiérarchiser les priorités dans tous les domaines où il faut agir en permanence. C'est un électricien, un électronicien, un informaticien, un cameraman, un metteur en scène, un journaliste… Et un soigneur!»
Radio Toubib Free et le Trivoile poursuite.
Pour ne surtout pas jouer les gourous, le Dr Chauve ruse, il fait appeler la femme ou le frère qui relaye ses questions et passe les préconisations…
Et puis il y a Radio Toubib Free. Pendant trois heures, tous les soirs, c'est le show radiophonique du médecin en VHF. « Trois heures de gags, d'histoires drôles, de jeux, de chansons. J'anime le Trivoile poursuite… C'est affaire de convivialité et d'esprit de la course. Les skippers interviennent et échangent nouvelles et impressions. Là, je suis plus journaliste que médecin…»
Après l'arrivée, ce sera la consultation-bilan, toujours à distance. «On compare le poids de forme et la mesure de masse graisseuse par rapport aux données d'avant-course. Avec le stress, il y a toujours un risque de sous-alimentation, d'autant plus que les portions sont toujours mesurées a minima, au gramme près. Et puis, on apprécie la gestion du sommeil, cet élément crucial qui a une incidence directe sur la vigilance et la sécurité à bord. Les travaux sur le sommeil polyphasique sont toujours en cours.»
Pour le Dr Chauve, une épreuve comme l'Artemis Transat est surtout un laboratoire en vue du Vendée Globe. L'épreuve mythique partira le 9 novembre pour un tour du monde en solitaire sans assistance et sans escale. Trois à quatre mois face aux éléments. L'approche médicale est décisive. «C'est le seul sport où les concurrents doivent intégrer la récupération au long cours à la performance.»
À peine franchie la ligne d'arrivée de Boston, Armel Le Cléac'h prépare le départ du 9 novembre, aux Sables-d'Olonne. «Travail, travail, travail, en contact toujours avec les médecins. Il ne faut rien lâcher. Le Vendée, c'est notre Pékin à nous, nos jeux Olympiques.»
Pharmacie de bord
Petites ou grosses traumatologies, indispositions diverses et variées, intoxications, allergies, plaies, pour répondre à toutes les éventualités, rien ne doit manquer dans la pharmacie de bord. «Elle réunit l'essentiel des médicaments de première urgence, avec tout ou presque pour faire face à toutes sortes de situations. Il y a tout ce qui concerne les traumatologies légères ou plus lourdes, précise le Dr Jean-Yves Chauve. On peut faire des points de suture à bord, des pansements. On peut parer le mal de mer. On a de quoi soigner les infections et prendre en charge tous les problèmes d'asepsie. On a aussi des médicaments antidouleur, des attelles pour des fractures ou des entorses. La valise contient aussi des pommades et des collyres. Et, bien sûr, s'ajoute, selon les antécédents médicaux du skipper, des produits spécifiques.»
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