« Le Mythe Hitler », de Ian Kershaw

La construction d’un führer

Publié le 11/09/2006
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LA POPULARITÉ d’Hitler est déjà très forte lorsqu’il accède au poste de chancelier le 31 janvier 1933. Mais elle comporte aussi beaucoup d’irréductibles opposants : la gauche socialiste et communiste, le catholicisme politique et la droite nationaliste, conservatrice, bourgeoise. Si la violence a contribué à éradiquer les premiers cités, c’est bien l’image séductrice qui vint à bout des deux autres bastions. Le livre analyse à la perfection la manière dont peu à peu l’image se compose et se crée le mythe.

On sait qu’Hitler lui-même a apporté beaucoup de soin à la fabrication de sa propre image. Qu’il s’agisse de ses attitudes au moment de ses discours ou de sa symbolique : homme simple, près du peuple, de moeurs spartiates, célibataire. On est donc en présence d’un sujet conscient de tout ce qu’implique la fonction de chef manipulateur, utilisant une voix et une gestuelle dont le ridicule semble n’être apparu qu’à Chaplin.

Une création des masses.

Bien sûr, on a beaucoup insisté sur le rôle de l’appareil de propagande nazi, de Goebbels qui se considérait lui-même comme l’exécutant du mythe, élément essentiel de l’intégration des masses dans la pensée nazie. Mais Kershaw serre de près son fil directeur : «La représentation héroïque d’Hitler a été autant une création originale des masses qu’une image qui leur avait été imposée.»

Trois ans après les élections de 1933, sur fond de régénération totale de l’Allemagne, s’est installé un culte du Führer témoignant, dit l’auteur, d’une «adulation et servilité à un degré sans précédent».

En plus d’être l’artisan du « miracle économique allemand », l’un des traits essentiels que le peuple allemand finit par conférer à Hitler ne laisse rétrospectivement de faire frémir : il est le défenseur des valeurs morales. Lors de la purge du 30 juin 1934 où sont assassinés les SA, la célèbre « Nuit des longs couteaux », Hitler traite longuement de ces homosexuels noceurs qui avaient dilapidé 30 000 reichmarks, et épouse habilement les valeurs de l’époque ; il défend les petits et fait oublier le carnage arbitraire.

C’est là un élément sur lequel Kershaw insiste, la création d’un curieux divorce entre la violence manifeste des bastonneurs de rue et le Führer. Celui-ci réussit à donner l’impression qu’il est séparé de ce qu’il a en fait incité. C’est ainsi que 24 heures après le pogrom antisémite de la « Nuit de cristal », les 9 et 10 novembre 1938, il prononce un discours pour les jeunes SS sans aucune mention de l’événement et laisse l’impopularité retomber sur Goebbels et le parti. L’auteur témoigne de réactions populaires suivant des brutalités publiques où l’indignation prend la forme de «Si le Führer apprend ça»... En particulier, beaucoup d’exactions contre les juifs ne semblent pas directement découler de l’incessant martèlement haineux du chef suprême.

Précisément, et en dépit d’une tradition tenace, Kershaw tente de montrer qu’au cours des années 1930, «les déclarations publiques de Hitler sur la “question juive” ont été moins nombreuses qu’on ne pourrait l’imaginer». La haine antisémite se cache selon lui le plus souvent derrière les invectives contre le bolchevisme et la ploutocratie occidentale.

L’ennui, c’est que ce dernier terme ne peut désigner que les juifs. Faut-il admettre qu’avant la guerre un antisémitisme trop manifestement haineux aurait un peu écorné le mythe ? L’auteur en tient pour l’idée que le peuple allemand, à l’exception d’une frange hyper-nazifiée, cultivait une relative indifférence à l’égard du problème juif. Il faut attendre le terrible discours prononcé au Reichstag le 30 janvier 1939 pour que soit clairement annoncée «la destruction de la race juive en Europe».

Tout cela semblera parfois très discutable aux historiens. Reste la thèse centrale : il y a, dit Kershaw, un «abîme» entre le véritable Hitler et l’image composée par ceux qui crurent à ce chef héroïque. Outre le fait que cette thèse gomme un peu trop l’extraordinaire duplicité du monstre, on peut remarquer que chacun est un peu aussi un mythe pour sa concierge.

Ed. Flammarion, 326 pages, 24 euros.

> ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : lequotidiendumedecin.fr: 8006