DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL À CHAMBÉRY
«CE NE SONT PAS les produits qui font pédaler, ce sont vos jambes!» L'imprécateur qui interpelle les 14 du CCF, attablés en face de lui, c'est le Dr Eric Bouvat, 50 ans. Le ton est sans réplique. Responsable de l'unité de traumatologie du sport au CHU de Grenoble, membre de la commission médicale de l'Afld (Agence française de lutte contre le dopage), il est médecin de l'équipe AG2R (les meilleurs Français lors du Tour 2006) et s'apprête à prendre le départ de sa dixième Grande Boucle. Il est aussi le responsable de l'équipe médicale qui encadre, avec deux kinés et une psychologue, le CCF, émanation en première division nationale 1 des professionnels d'AG2R.
Dans les locaux haut perchés sur les flancs du mont Garnier, au-dessus de Chambéry, chemin des Ecureuils (un raidillon dans les mélèzes, excellent pour l'entraînement), une fois par mois, c'est la journée médicale. C'est d'abord à la psychologue, Virginie Jacob, de dispenser la bonne parole. «Bravo, leur lance-t-elle, vous vous êtes bien comportés, votre année est un bon cru!» C'est elle qui fait passer les tests sociométriques qui permettent d'organiser le groupe, de dévoiler d'éventuelles tensions, et qui ajuste le tir tout au long de l'année. Et c'est selon ses observations que les appartements sont attribués aux coureurs, regroupés par affinités. Car la plupart sont logés au CCF. Dans des F4 loués à l'Opac, chacun d'eux dispose de sa chambre. Les repas sont pris en commun, préparés par une maîtresse de maison qui veille à la bonne observance diététique du groupe.
Les 14 ont entre 18 et 25 ans. Tous mènent en parallèle l'entraînement et un parcours scolaire ou universitaire. Avec en moyenne de 20 à 25 heures hebdomadaires dans chaque domaine, ils gardent la possibilité de choisir un autre avenir que celui de cycliste. «Le CCF, explique son manager, Loïc Varnet, est le seul club à déterminer son calendrier non pas en fonction du programme des courses, mais selon les astreintes scolaires de chacun de ses membres. En fait, nous fixons 14calendriers qui intègrent chacun les périodes de préparation aux examens des coureurs.»
Jeux de rôle.
Des coureurs qui, estime Virginie Jacob, «sont des personnalités fortes, comme souvent les sportifs de haut niveau. Tous observent une bonne hygiène de vie. Ce qui ne les empêche pas de faire la fête à l'occasion et de décompresser, surtout à l'intersaison». Le dopage ? «Ils savent bien qu'ils y seront confrontés.»
«Cyclistes, dopés, drogués!, on a régulièrement le droit aux insultes et aux sarcasmes de nos camarades», confirme Anthony Lavoine, en 2e année de BTS commercial.
Les 14 vivent avec ce bruit de fond continuel. Eux-mêmes s'exercent à des jeux de rôle sur le sujet, dans le cadre de « journées de sensibilisation », avec des sketches où ils interprètent le coureur dopé, son fournisseur, celui qui refuse de prendre des produits. Quand les médias rapportent qu'une filière a été démantelée, quand des « gros » tombent, comme encore en mai dernier, avec les aveux passés par les coureurs allemands, ils veulent positiver : les tricheurs tombent, se félicitent-ils, le cyclisme poursuit son grand ménage.
Mais parfois ils sentent le vent du boulet : l'an dernier, le coureur espagnol Francesco Mancebo, leader de l'équipe AG2R, a été impliqué dans l'affaire Puerto, avant d'être débarqué par Vincent Lavenu, le manager.
«Quant à eux, ils ont la fierté de ne pas y tâter, assure la psychologue, et ils réagissent de manière saine et équilibrée. Ce qui ne nous empêche pas de leur fournir des aides ponctuelles dès qu'ils en expriment la demande.»
Ce qu'il faut savoir sur les AUT.
Des aides qui passent par la formation et l'information. Tous les mois, le Dr Bouvat intervient sur un sujet sport et santé : alimentation, récupération, hydratation, étirement, port du casque... Le sujet qu'il a retenu aujourd'hui, ce sont les AUT (autorisation d'usage thérapeutique) : «C'est une affaire d'autant plus complexe que les temps sont un peu troubles pour le cyclisme, explique-t-il. Vous devez savoir que si le médicament qui vous a été prescrit est susceptible d'améliorer vos performances, votre AUT peut être rejetée. Alors, si vous avez une sinusite, ce n'est pas la peine de pousser votre médecin à vous délivrer des corticoïdes. De même, en cas de tendinite, avant d'en arriver à infiltrer, il y a d'autres traitements. Quant aux allergies, on peut les traiter sans passer par les corticoïdes.»
«Oui, convient le médecin, en réponse aux questions qui fusent, c'est compliqué et c'est pourquoi aucune demande d'AUT ne doit partir sans que je l'ai examinée au préalable, car les médecins qui ne sont pas spécialistes peuvent vous induire en erreur, comme ce chirurgien qui était persuadé –à tort– que les anti-inflammatoires étaient répertoriés comme produits dopants.»
«Vous m'appelez, je vérifie», répète-t-il. «Le message est bien passé chez les jeunes, confirme Loïc Varnet. A chaque prescription, avant de passer à la pharmacie, ils appellent Eric sur son portable.»
«J'ai chacun de leur numéro en mémoire, je leur réponds systématiquement, ajoute le médecin, car la nature a horreur du vide. Si le médecin n'est pas présent, la pression du dopage, elle, s'exerce.»
Point suivant à l'ordre du jour, les compléments alimentaires. Attention aux produits commercialisés sur Internet : sur 634 boîtes analysées en 2001 par le CIO, explique le médecin, 15 % contenaient des substances illicites.
L'espoir d'un sport propre.
En prime, les 14 bénéficient, à l'instar des sportifs de haut niveau, d'un suivi longitudinal, avec tests d'effort réalisés au CHU de Grenoble et analyses biologiques deux fois par an. Un suivi non obligatoire, mais qui permet de tenir à l'oeil le taux d'hématocrite. Histoire de s'assurer que la bonne parole a été bien entendue.
Les 14 passent à tour de rôle dans le bureau médical. Deux allergies, deux angines virales, un suivi de fracture de vertèbre dorsale. Et pour tout le monde, la vérification, à la pince, du pli cutané, pour s'assurer qu'ils ne sont ni trop maigres ni trop gros.
Lui-même ancien cycliste – il a été champion junior Isère –, le Dr Bouvat est capable d'expliquer une douleur musculaire derrière la cuisse par un mauvais réglage de selle. «En stage, précise-t-il, je roule avec eux. Je n'ai pas besoin de blouse blanche pour asseoir mon autorité. Dans l'antichambre des professionnels, comme avec les membres de l'équipe AG2R, je suis le même, sans aucune concession. Il n'y a pas de droit à l'erreur dans la lutte contre le dopage qui traite les hommes comme des animaux.»
Le conseil régional Rhône-Alpes vient de labéliser le CCF comme centre de formation. «Cela faisait trois ans que nous en faisions la demande auprès de la Fédération, explique le Pr Thierry Philip, vice-président de l'instance régionale, chargé de la commission Sport et Santé. Le CCF, c'est le petit village d'irréductibles Gaulois, qui résiste dans un monde frelaté. Tous ne passeront pas professionnels, et c'est pourquoi nous veillons à ce qu'ils bénéficient d'une formation parallèle. Avec ces jeunes, on se prend à rêver que les gagnants pourront un jour être propres. Il y a une lueur au bout du tunnel.»
A 26 ans, Paul Moucheraud termine sa deuxième année au CCF et il veut croire qu' «il est aujourd'hui possible d'arriver au plus haut niveau en restant clean. Bien sûr, nous nous battons encore contre les tricheurs. J'aimerais bien faire carrière avec des gens qui respirent par la bouche quand ils arrivent en haut des cols».
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