Le général Paul Aussaresses est traîné en justice non pas parce qu'il a torturé des combattants du FLN pendant la guerre d'Algérie mais parce qu'il a publié un livre pour le raconter.
S'agit-il vraiment d'une apologie de crime contre l'humanité ? Le général Aussaresses ne glorifie pas la torture, il la banalise plutôt en démontrant qu'elle constitue un moyen de lutte contre le terrorisme. L'un des militaires qui ont témoigné en sa faveur, le général Maurice Schmitt qui, pourtant, n'a jamais pratiqué la torture, a présenté un argument saisissant : si on avait arrêté vingt-quatre heures plus tôt l'un des auteurs des attentats du 11 septembre, et s'il avait refusé de donner des renseignements qui auraient permis d'empêcher l'opération, qu'est-ce qui aurait été préférable ? Respecter la convention de Genève ou le torturer pour sauver 5 000 vies humaines ?
Quoi qu'on puisse penser de ce vieux militaire à la retraite qui se décide, plus de quarante ans après les faits, à révéler l'un des aspects les plus sombres et les plus sordides de la guerre d'Algérie, on note d'abord qu'il dit la vérité et que, dans l'indignation de ses détracteurs, se mêlent les voix de ceux que cette vérité dérange et celles des gens qui font du rejet de la torture un impératif catégorique.
On peut bien sûr admettre que le général aurait mieux fait de se taire, ne serait-ce que parce que ses révélations sont tardives ou parce que la publication de son livre n'est en réalité qu'un « coup » éditorial. Mais dès lors que la vérité revient à la surface (car nous savions que la pratique de la torture était répandue pendant la guerre d'Algérie), il vaut mieux ne pas détourner le regard.
Car c'est trop facile d'édicter des principes dans l'absolu et de se faire croire à soi-même qu'ils sont inaltérables. C'est pourquoi les propos du général Schmitt nous semblent lumineux. Il ne s'agit pas, ici, de justifier la guerre d'Algérie ou d'entretenir la nostalgie de l'Algérie dite française, mais de reconnaître qu'un conflit extrêmement violent est né du refus de la France de céder l'Algérie aux insurgés ; et que lutter contre la violence implique d'y recourir soi-même.
Les guerres que nous approuvons en général, celles du Kosovo ou d'Afghanistan par exemple, ne sont pas moins atroces que les guerres déclenchées par un agresseur avide de territoires. Mais elles traduisent le principe de légitime défense. Quant à imaginer qu'une bataille se livre avec des gants blancs, c'est un mythe auquel il est temps de renoncer.
Aussi, lorsque le général Aussaresses explique qu'il n'a agi que dans l'intérêt de ses compatriotes victimes d'attentats à la bombe, il ne veut pas seulement dire qu'il le referait si c'était à refaire ; il sous-entend que des générations plus jeunes seront contraintes de recourir à la torture si elles sont placées un jour devant un niveau de violence excessif.
Un argument totalitaire
On aura remarqué que les terroristes d'aujourd'hui ne se contentent plus de détourner des avions, puis de négocier leur fuite, mais qu'ils se servent de l'avion comme d'un missile. On voit tous les jours en Israël des Palestiniens qui tuent des civils avant de tomber sous les balles des policiers, ou qui sont déchiquetés par leur propre bombe. Un gouvernement qui a le choix entre la torture et la certitude d'un attentat qu'il ne pourra pas empêcher penchera logiquement pour la première proposition.
On sait très bien quelle perspective sinistre ouvre ce raisonnement. Il a suffi aux totalitarismes de l'appliquer pour justifier la répression contre les peuples. Ajoutons à cela que la cause de « l'Algérie française » n'était pas de la même nature que la résistance antinazie et que la pratique de la torture en Algérie a inversé les paramètres moraux en faisant de la France victime et résistante un Etat bourreau. Que, en outre, il faut, pour torturer, une cruauté exceptionnelle dont tout le monde n'est pas capable ; et que, entre les politiques qui donnaient les ordres ou regardaient ailleurs et les exécutants qui accomplissaient la sale besogne, cela faisait beaucoup de Français compromis dans une entreprise dégradante. On entend les cris des familles des suppliciés autour du tribunal ; on frémit à l'idée de ce qu'elles ont enduré.
Mais cessons de considérer les terroristes comme des victimes. Ils n'étaient, ils ne sont, pas moins cruels que leurs geôliers. Ils étaient, ils sont, animés d'un mépris de la vie humaine qu'aucune cause, nationaliste ou intégriste, ne rend tolérable. Ils ne donnent vraiment pas le choix à ceux qui sont chargés de les neutraliser.
Le scandale provoqué par le général Aussaresses nous plonge dans l'actualité. Ce n'est pas une vieille plaie cicatrisée que nous rouvrons : partout dans le monde, aujourd'hui, des réseaux impitoyables menacent notre mode de vie et notre système. Les Américains l'ont appris à leurs dépens. Et on peut porter aux nues la cause palestinienne, on peut militer - comme nous le faisons nous-mêmes - pour une solution négociée au Proche-Orient et pour la création d'un Etat palestinien, on ne saurait ignorer cependant que le terrorisme, loin de servir cette cause, lui porte un préjudice considérable, peut-être fatal.
Ce n'est pas un hasard si, après chaque attentat en Israël, on apprend que se crée ou se développe une implantation juive ; c'est une façon de répondre à la mort par un acte existentiel. Et il n'est pas illégitime non plus, et quoi qu'en disent les chancelleries française et américaine, d'aller exécuter les fanatiques qui préparent des attentats.
La virginité par l'oubli
Il nous est facile, à nous Français, d'oublier ce que nous avons fait en Algérie (et ce que le FLN nous a fait) et de juger les conflits d'aujourd'hui avec une conscience à laquelle l'oubli a rendu sa virginité. Les guerres sont sales, répugnantes, féroces. Et même les résistants ont été contraints d'assassiner certains militaires allemands qui peut-être, au fond d'eux-mêmes, n'étaient pas des nazis.
Nous n'aurons pas non plus la naïveté de croire qu'une démocratie qui torture a une dimension morale que n'a pas une dictature. Car la torture représente de toute façon une perversion de la démocratie. Tout ce que l'on peut invoquer à ce sujet, c'est la notion de camp auquel on appartient. Un général français avait pour tâche d'assurer la défense d'autres Français et des fellaghas se battaient pour l'indépendance de leur pays. Ni nos ennemis ni nous n'étions des anges, mais chacun se trouvait dans son camp. Il vaut mieux s'en convaincre si on ne veut pas porter sur le comportement des autres un jugement fallacieux.
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