Selon les gendarmes, 1 200 manifestants, selon les organisateurs, 2 500. La manifestation organisée le week-end dernier à Plouray (Morbihan), à l'appel de l'association locale Non aux incinérateurs au centre Bretagne ni ailleurs mais autrement (NICOB), de la Confédération paysanne, d'ATTAC, des Verts et de l'Union démocratique bretonne (UDB, autonomistes de gauche), pour protester contre le projet de construction d'un incinérateur de farines carnées et les pollutions que son fonctionnement risque d'engendrer, a fait mouche. Le préfet a annulé l'enquête publique qui avait été ouverte, officiellement pour vice de forme (un défaut d'affichage à la mairie de l'une des communes concernées). Parmi les manifestants, brandissant des banderoles sur lesquelles on lisait « On ne va pas se laisser rouler dans la farine », ou encore « Incinéra-tueurs », les médecins n'étaient pas en reste.
Déchets hospitaliers et boues d'épuration
Unique généraliste de cette commune rurale, le Dr Lockert-Delpuech convient qu'il n'est pas toxicologue de formation, mais son opposition à la construction de l'incinérateur n'en est pas moins argumentée : « On sait d'expérience que ces entreprises fonctionnent le plus souvent à l'économie, en évitant de monter les températures et en prolongeant l'utilisation des filtres au-delà des échéances réglementaires, explique-t-il . Et quand on en aura fini avec les farines carnées, on brûlera là des déchets hospitaliers et des boues de stations d'épuration. Résultat : des rejets polluants dans l'atmosphère qui vont annihiler le principal atout de la région, c'est-à-dire une certaine qualité environnementale qui attire le tourisme. »
Autre manifestante : le Dr Anne Germain, généraliste à Glomel, une commune limitrophe, qui craint également que l'incinérateur ne fonctionne avec d'autres produits que les farines : « Des dioxines et des métaux lourds risquent d'être rejetés dans l'atmosphère, avec des conséquences à long terme sur la santé humaine, pendant des dizaines d'années. Le projet, tel qu'il est exposé dans l'avis d'enquête, stipule d'ailleurs expressément qu'il faudra s'abstenir de toute culture potagère dans un rayon de dix kilomètres autour du site. Que dire aussi du risque de pollution de la nappe phréatique, alors que l'eau en provenance de Plouray est consommée jusqu'à Lorient (à une cinquantaine de kilomètres) ? »
Pédiatre installé à Guéméné (10 kilomètres de Plouray), le Dr Eric Van Melkebeke, lui-même au nombre des manifestants, pointe un autre risque environnemental, celui d'une surcharge de l'atmosphère en poussières : « Le taux mesuré dans la région est déjà très élevé en raison de la présence d'une mine à ciel ouvert de phosphate d'alumine, la première au monde, à Glomel, à une dizaine de kilomètres de Plouray. D'autre part, selon le dossier officiel, les cendres résidus de combustion seront enfouies dans une décharge de type II, c'est-à-dire présentant un danger modéré de pollution. Donc un réel danger. »
Pour ce praticien venu de Belgique pour savourer la qualité de vie bretonne, « les retombées atmosphériques se feraient sentir dans un rayon de 50 kilomètres autour du site, avec un risque de recyclage toxique dans toute la chaîne alimentaire, en particulier avec les entreprises maraîchères très présentes dans la région. »
Revenir au Moyen Age ?
Le Dr Gérard Uliac, généraliste à Guéméné, se veut un peu plus circonspect. « Nous sommes dans un canton où l'entreprise Doux, à l'origine du projet d'incinérateur, est la seule à proposer des créations d'emplois. Ils s'engagent sur des procédures ultra-sécurisées. Il y a forcément un prix à payer à la modernité. Sinon, veut-on supprimer les avions, renoncer à l'électricité et revenir au Moyen Age ? » Cela dit, fustigeant l'exemple de la Côte d'Azur dénaturée par les promoteurs immobiliers, l'omnipraticien reconnaît que « l'argent ne doit pas être le maître du débat » et que « l'environnement exige qu'on se mette tous d'accord sur un respect maximal, que l'on soit de gauche ou de droite ».
Un respect qui nécessite d'abord que l'information circule. Et, s'emporte le Dr Loïc le Mouël, généraliste à Rostrenen, « notre commune, bien que située à seulement 13 kilomètres du site, a été exclue du périmètre de consultation via l'enquête publique. On ne nous fera pas croire que les fumées ne rejetteront que de la vapeur d'eau et on se garde bien de communiquer sur les réactions chimiques qui se produiront. Dans ces conditions, je suis entièrement solidaire de mes clients qui se battent pour que le centre-Bretagne ne soit pas transformé en poubelle ».
Le directeur du développement et de la communication de l'usine Doux, Francis Rang, a beau jurer ses grands dieux que le projet ne concerne que l'élimination de farines de poulets, qu'il n'est pas question de recycler sur le site des boues d'épuration ni tout autre produit, que le cahier des charges est ultra-rigoureux en termes de sécurité et que les opposants ont pour objectif d' « affoler les populations avec des arguments irrationnels », le préfet du Morbihan a jugé plus sage d'annuler toute la procédure.
Une nouvelle enquête pourrait être ouverte ultérieurement. Au préalable, le tribunal administratif devra nommer un commissaire. Et tout cela, naturellement, ne préjuge pas de la décision prise par le Comité départemental d'hygiène (CDH), décision qui devra encore être validée par le préfet, puis par Paris (ministères de l'Environnement et de l'Agriculture).
En l'état, le projet de Plouray semble bel et bien plombé. Tout comme la quarantaine de projets similaires déposés dans le cadre de l'appel d'offres passé par la Mission interministérielle pour l'élimination des farines animales (MIEFA), au printemps 2001. Un incinérateur doit bien être mis en service par la société Cooperl, la semaine prochaine, à Lambasle, mais son directeur explique qu'il a bénéficié d'autorisations antérieures à 2000, alors que les esprits n'étaient pas encore « échauffés ».
Des centaines de milliers de tonnes
Créée après l'interdiction de toutes les farines animales (décret du 14 novembre 2000), la MIEFA, tout d'abord dirigée par le préfet Jean-Paul Proust, puis par le préfet Joël Lebeschu, a exploré toutes les voies possibles en vue d'éliminer les centaines de milliers de tonnes de farines qui encombrent les 28 sites de stockage répartis à travers la France : 100 000 tonnes annuelles sont recyclées dans les cimenteries ; EDF, un temps sollicitée, s'est récusée, car elle dispose de très peu de centrales au charbon et de centrales thermiques qui pourraient employer cette matière pourtant très énergétique (50 % du pouvoir calorique du pétrole). Quant aux papetiers et aux verriers, eux aussi pressentis, ils se sont défilés de la même manière : « Peur pour leur image, peur de la psychose qui a gagné partout les esprits », analyse Daniel Basset, chargé de mission à la MIEFA. Cet inspecteur général de l'Agriculture se lamente sur les fantasmes des opposants de tout poil : « On ne peut pas réfuter la plupart de leurs arguments, car ils relèvent de l'irrationnel pur. Pourtant, la France n'essuie pas les plâtres en la matière. La Grande-Bretagne exploite six de ces usines depuis 1996 sans qu'aucun incident ni aucune conséquence pour l'environnement et la santé n'ait été rapportés. »
« Alors, de grâce, adjure Daniel Basset, que les médecins se méfient des associations qui diffusent des informations très approximatives en bénéficiant de l'oreille des médias. Qu'ils viennent plutôt nous consulter pour trouver des réponses scientifiques à leurs inquiétudes et à celles de leurs patients. »
Officiellement, le stock français de farines s'élève à 500 000 tonnes. Il s'alourdit chaque semaine qui passe de 8 000 tonnes supplémentaires. Les solutions alternatives aux incinérateurs (thermolyse ou méthanisation) ne seraient pas techniquement au point, assure-t-on à la MIEFA. Aucun calendrier d'élimination des farines carnées ne peut plus être avancé. Le principe de précaution pourrait bien, dans l'affaire, se retourner contre lui-même.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature