LE QUOTIDIEN – Vous écrivez sur votre blog que vous avez pleuré en apprenant la mort des dix soldats français tombés près de Kaboul. Pouviez-vous vous attendre à un tel drame ?
PrPHILIPPE JUVIN – Fin juin, j'avais exprimé des inquiétudes sur le fait que nous ne disposions que de deux hélicoptères... La réalité, c'est que, devant toute guerre, il est toujours facile de jouer les généraux d'opérette en disant après coup qu'il aurait fallu agir autrement. Ce qui est sûr, c'est que d'autres morts seront à déplorer. Pour avoir assisté aux entretiens entre le président Sarkozy, le président Karzaï et les responsables militaires, je puis vous dire que les instructions ont été données pour qu'un tel drame ne se reproduise pas dans de telles conditions. Comme à l'hôpital après la mort d'un patient, il faut tirer les enseignements des événements. Nicolas Sarkozy s'est engagé, non à ce qu'il n'y ait plus de morts, mais qu'il n'y ait plus de morts dans de telles conditions. À cet égard, après avoir assisté à des réunions d'état-major avec le chef de l'État, les ministres et le commandement, je crois pouvoir rassurer mes collègues militaires et leurs proches sur les leçons tirées de cette tragédie humaine et militaire.Pourquoi vous êtes-vous engagé pour Kaboul ?
J'y suis allé d'abord comme médecin, mais aussi comme responsable politique. Je voulais me rendre compte par moi-même des missions remplies par le Service de santé des armées, à la fois pour le soutien des forces et pour l'aide aux populations civiles.
Pratiquement, quelles fonctions avez-vous remplies ?
En tant qu'anesthésiste-réanimateur, j'étais responsable, avec mon collègue urgentiste, de l'accueil des polytraumatisés et du triage, en cas d'afflux de victimes à l'hôpital situé sur la base militaire de Warehouse, à Kaboul.
J'effectuais aussi des opérations dites de MedCap, qui consistent à se rendre dans un village avec deux médecins, éventuellement un chirurgien-dentiste et deux cantines de médicaments ; le maire, le malek, désigne 100, 200 ou 300 personnes pour des consultations. Même si on peut émettre des doutes sur la qualité de ces prises en charge, elles donnent aux populations une image très positive de notre action. Une de ces MedCap s'était déroulée début juillet à l'Est de Kaboul, à l'emplacement de l'embuscade meurtrière du 18 août et elle avait été accueillie par des jets de pierre.
Quelle proportion de votre temps a été consacréE aux populations civiles ?
Environ 70 % des patients sont des civils. Il s'agit de victimes d'IED (Improvised Explosive Device), c'est-à-dire tous les engins, bombes ou mines, qui explosent sur le passage des convois, transportés par des suicid-bombers, à pied ou en voiture. Parmi la population, nous comptons également beaucoup de victimes de la situation mafieuse du pays, avec des crimes de sang fréquents. Sans oublier un grand nombre d'enfants : ils manipulent des IED, ou sont fauchés par des véhicules sur les routes où ils jouent. Quant aux militaires internationaux, issus d'une quarantaine de pays de la coalition, ils sont bien sûr aussi victimes de ces IED, ainsi que d'accidents de la circulation.
JE CROIS PROFONDEMENT A LA DIPLOMATIE SANITAIRE
Quels cas gardez-vous en mémoire ?
Quatre frères sont arrivés un soir avec des plaies par armes blanches ; nous avons tenté des thoracotomies d'hémostase sur deux d'entre eux, ce que je n'avais jamais vu pratiquer de ma vie. Et nous avons transfusé deux de ces frères avec le sang de deux des leurs, un acte impensable en France.
Je me souviens aussi de deux légionnaires qui avaient sauté sur une mine et qui présentaient tous les deux une fracture du rachis.
Ils sont descendus seuls de l'hélicoptère qui nous les amenait et ils sont venus vers nous à pied en refusant de s'allonger sur les civières préparées pour eux.
J'ai encore le souvenir d'une enfant victime d'un traumatisme crânien après avoir été renversée par un véhicule militaire américain, que nous avons réanimée et que nous avons été obligés de transférer vers un établissement hospitalier de Kaboul, faute d'équipements pour traiter au long cours des maladies réanimatoires. Notre structure du SSA représente un îlot de haute technicité médicale au milieu d'un désert sur le plan de soins. Pour avoir visité la plupart des établissements de la capitale afghane, j'ai constaté que les médecins présentaient certes un bon niveau technique, malheureusement en l'absence de tout moyen matériel convenable.
Quelles différences entre la médecine hospitalière en France et celle de Warehouse ?
Évidemment, nous ne connaissons pas chez nous un tel afflux de polytraumatisés graves. Cela dit, à Kaboul, nous traitons des urgences non vitales, avec des Afghans qui se présentent pour recevoir des soins de qualité, présentant des pathologies qu'on peut qualifier, en l'absence de soins primaires d'historiques : goitres historiques, hernies très évoluées...
Est-il difficile de s'intégrer, pour un médecin civil, à un hôpital militaire dans un pays en guerre ?
Je nourris la plus grande admiration pour le SSA. C'est un service à la fois très pragmatique et très ouvert aux propositions extérieures. Avec l'urgentiste réserviste qui m'accompagnait, nous avons soumis un grand nombre de propositions en termes d'organisation et elles ont toutes été acceptées.
Quelle est la part de l'engagement médical français en Afghanistan ?
Elle est vitale. Je crois profondément à la notion de diplomatie sanitaire. La guerre en Afghanistan ne se gagnera évidemment pas par les armes, après un conflit qui dure depuis cent ans, mais par les coeurs. Soigner les civils représente une mission décisive. C'est ainsi que nous serons acceptés par les populations. Nous ne gagnerons la guerre qu'en remportant la guerre des coeurs. Les médecins doivent y prendre part, évidemment en collaborant avec les militaires qui sont ceux qui prennent les risques les plus importants.
Faut-il accroître l'engagement médical français ?
Nos moyens sont appropriés, avec un hôpital performant. Une telle structure ne sert cependant à rien si la coalition n'est pas en mesure de nous adresser les patients en vie, avec les moyens de transport adéquats.
Et en tant que PU-PH, quelle leçon ramenez-vous de Kaboul ?
J'ai appris à gérer des moyens qui sont limités, même si, là-bas, nous passons pour des privilégiés. Évidemment, quand vous rentrez en France, vous mesurez la chance que vous avez. Une chance que les Français ne réalisent pas, ignorant l'abîme médical qui nous sépare d'un pays comme l'Afghanistan.
Philippe Juvin, médecin et politique
À 44 ans, le Pr Philippe Juvin mène de front une carrière de PU-PH, il est chef des urgences de l'hôpital Beaujon à Clichy (Hauts-de-Seine), et d'élu et responsable politique : il est maire de la Garenne-Colombes, vice-président du conseil général des Hauts-de-Seine et secrétaire national de l'UMP, en charge des questions de santé.
Au lendemain de l'embuscade qui a coûté la vie à dix soldats français, Nicolas Sarkozy lui a demandé de l'accompagner à Kaboul avec les ministres des Affaires étrangères et de la Défense.
L'hôpital de Warehouse et la réserve
Situé sur la base militaire de Warehouse, l'hôpital militaire français de Kaboul comprend 3 blocs opératoires, 3 box d'accueil des polytraumatisés, 25 lits d'hospitalisation, 4 lits de réanimation et 1 scanner.
L'équipe du SSA (Service de santé des armées) est composée d'une quarantaine de personnes : deux chirurgiens français (renforcés par deux chirurgiens allemands et deux chirurgiens bulgares), un anesthésiste français (avec un confrère allemand et un bulgare), quatre infirmiers anesthésistes (deux Français, un Bulgare et un Allemand), cinq infirmiers, six aides-soignants, un urgentiste, un ophtalmologiste et un chirurgien-dentiste.
Pour la plupart, il s'agit de professionnels.
Trois médecins de la réserve opérationnelle du SSA les renforcent. L'an dernier, ils ont été 114 à participer aux OPEX (opérations extérieures), pour une durée moyenne de 20 jours, en Afghanistan, mais aussi au Kosovo et au Tchad. Sur les 3 303 hommes et femmes sous contrat dans la réserve, on dénombre 1 150 médecins, principalement des chirurgiens et des réanimateurs, mais aussi des urgentistes.
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