Jurisprudence Perruche : le corps médical crie à l'injustice

Publié le 09/12/2001
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La consolidation de la jurisprudence Perruche, par l'arrêt de la Cour de cassation du 28 novembre, qui reconnaît à un enfant trisomique le droit à réparation intégrale du préjudice d'être né porteur de la trisomie 21 (dommages moraux, corporels et esthétiques), n'en finit pas de faire des vagues chez les praticiens de l'échographie obstétricale, voire de provoquer des clivages au sein de la société. Le temps des débats houleux et douloureux, comme ceux sur l'avortement de 1974-1975 (avant l'adoption de la loi Veil), serait-il de retour, même si les enjeux ne sont pas cette fois exclusivement de portée éthique ?

Nous sommes entrés dans « une société de réparation », analyse le Pr Didier Sicard, président du Comité d'éthique. « La personne handicapée physique et/ou mentale est devenue un préjudice vivant, une faute, qui mérite réparation en tant que telle. Son certificat de conformité n'est pas juste (...) La justice, qui s'arroge désormais le droit de fixer le prix d'une vie handicapée, désigne le coupable, la médecine », écrit-il (« le Monde » du 6 décembre).
Cela mériterait, pour le moins, l'ouverture d'un « débat » de société, comme le préconise Bernard Kouchner (« le Quotidien » du 7 décembre).
Le RPR le souhaite également. Il avait déposé au Palais-Bourbon un amendement en ce sens au projet de loi de modernisation sociale. Le Dr Bernard Accoyer, député de Haute-Savoie, pensait qu'il revenait « à la nation elle-même de se prononcer, à travers sa représentation nationale, à l'issue d'un vaste débat soigneusement préparé ». La commission des Affaires sociales, présidée par le socialiste Jean Le Garrec, en a décidé autrement, le 5 décembre. Elle a fait valoir que la question sera débattue dans le cadre de l'examen d'une proposition de loi de la Jean-François Mattei, le 13 décembre à 9 heures, en séance publique. Le texte du responsable de Démocratie libérale à l'Assemblée, relatif à la « Solidarité nationale et à l'indemnisation des handicapés congénitaux », prévoit d'introduire dans le droit que « nul n'est recevable à demander une indemnisation du fait de sa naissance ».

L'action de vie dommageable

Mais comment est-il possible de dédommager un nouveau-né d'un handicap comme la trisomie 21, ou résultant de la rubéole de la mère, comme c'est le cas de Nicolas Perruche, qui ne saurait être imputable à la médecine ? demandent les praticiens. Bernard Kouchner répond que « la vie handicapée n'est pas un dommage en elle-même ». L'action dite de vie dommageable ( « wrongful life »), elle, met la faute médicale en relation de causalité directe avec le handicap. « Or, commente le Pr Jean-François Mattei dans l'exposé des motifs de sa proposition de loi, de quelque manière qu'on la considère, la faute qui a consisté à ne pas déceler le handicap in utero n'a pu en être la cause. » Au commencement, il y a « le fait de la nature », qui « préexiste à l'intervention du médecin. Le lien de causalité,exigé par l'article 1 382 du code civil, entre la faute et le handicap de l'enfant, qui justifie le déclenchement de la responsabilité du praticien, est donc absent. Soutenir le contraire est une contrevérité ».
Au regard du préjudice subi par les parents, le Pr Mattei, comme l'ensemble de la communauté médicale, n'entend pas pour autant passer sous silence la responsabilité du médecin. En effet, l'absence ou l'erreur de diagnostic prénatal « entraîne une limitation de la liberté de choix des parents, et plus particulièrement de la mère, d'avoir recours à une interruption médicale de grossesse ».

Au maléfice du doute

Au total, pour le parlementaire de l'opposition, professeur de pédiatrie et de génétique, la jurisprudence Perruche est porteuse de « deux anomalies de droit. D'une part en considérant un lien entre la faute et le handicap, et d'autre part en réparant un préjudice qui n'est pas indemnisable : la vie ». Et, « plus grave, elle avalise l'idée que l'interruption de grossesse aurait été choisie systématiquement par la mère si elle avait su ». Sans oublier, enfin, que « l'action de vie dommageable ne sera pas ouverte aux enfants nés dans les hôpitaux publics, le Conseil d'Etat se refusant à accueillir ce type de démarche ».
Dans ce contexte explosif, si rien ne bougeait à l'échelon législatif, si, dans la pire des hypothèses, toute solution était associée à une promesse électorale, l'exercice du diagnostic prénatal serait très menacé. Déjà, des médecins du secteur 1 sont dans l'incapacité d'assumer les surcoûts des polices d'assurance, multipliées par 4 en peu de temps. « Seuls les praticiens à honoraires libres, imagine le Pr Mattei, pourraient poursuivre éventuellement leur activité en augmentant d'autant leurs tarifs, ce qui conduirait à une médecine à 2 vitesses. Les praticiens, en vue de dégager leur responsabilité, pourraient développer, en outre, la notion de doute après tout examen laissant la femme seule devant ses responsabilités. L'IVG deviendrait alors le recours au maléfice du doute. »
Le temps presse pour que les médecins se réinvestissent dans leur mission. « Notre spécialité est condamnée par l'incurie des magistrats », dit le Pr Israël Nisand, qui appelle ses confrères à ne plus faire d'échographies morphologiques dès le 1er janvier. Le Syndicat national des gynécologues et obstétriciens de France (SYNGOF), monte lui aussi au créneau, en demandant à ses adhérents de ne plus prendre de rendez-vous d'échographie et de diagnostic anténatal, avant de cesser de les effectuer dès le 1er janvier. « Nous exigeons, dans les meilleurs délais, la promulgation d'une loi qui harmoniserait le délai de responsabilité des professionnels libéraux avec celui applicable aux hospitaliers devant les tribunaux administratifs (4 ans). » « Et, ajoute le Dr Guy-Marie Cousin, secrétaire général du SYNGOF, la législation doit statuer que l'assureur, qui détient le contrat en responsabilité civile à la date de la réclamation, quel que soit le moment où s'est déroulé le fait générateur, soit appelé en responsabilité ».
De son côté, la Fédération nationale des médecins radiologues, tout en rappelant que l'échographie obstétricale ne permet de dépister que de 60 à 70 % des malformations, met l'accent sur une multiplication possible des interruptions thérapeutiques de grossesse de précaution, qui induirait « un comportement eugénique ». Elle a été reçue par le cabinet Kouchner en vue de mettre sur pied un dépistage anténatal comparable au dépistage mammaire.
A la CSMF, où l'on soutient sans réserve les positions prises par les professionnels concernés, la jurisprudence Perruche ne passe pas non plus. « Elle ouvre la porte aux théories favorables à l'eugénisme, déplorent ses représentants, elle remet en cause profondément les positions philosophiques de notre société qui privilégient la vie à la mort, et elle milite pour le risque zéro, notion impossible dans le domaine médical. »
« Au gouvernement et au Parlement de prendre leurs responsabilités », pensent également les familles de personnes handicapées, qui souhaitent un « renforcement des mesures de solidarité nationale pour l'accompagnement, l'accueil et l'intégration » des accidentés de la vie.

Philippe ROY

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7027