Croyez-vous que cela veuille dire quelque chose que d'acheter un modèle griffé Christian Dior alors que ce maître nous a quittés depuis bientôt cinquante ans ? Même chose chez Pierre Balmain, mort deux fois depuis la disparition de son bras droit, le talentueux Erik Mortensen. Et Scherrer, et Givenchy, qui ont vendu leur nom pendant qu'il valait encore quelque chose, et feu Chanel dont on presse le camélia jusqu'à plus soif. Et Courrèges qui réapparaît et qui, hélas, ne doit pas le savoir (il est malade) puisque nous étions amis et que je ne suis pas invité ? Et les stars, les vraies, où sont-elles les Ava Gartner, les Gloria Swanson, les Greta Garbo et autres Sophia Loren que je vis dans les salons à la grande époque ? Aujourd'hui, la star de service c'est Madonna ! Et chez qui ?... chez Versace. Alors ce ne sont plus les temps. Mais qu'est-ce que le temps ? Sinon une invention. Et que pleure-t-on à propos des adieux à la scène d'Yves Saint-Laurent sinon le temps qui passe, le temps passé, le temps perdu ?
Quarante ans d'élégance sur le podium, c'était rare. Il ne faut pas pleurer d'avoir eu ce cadeau. The part is over. Pourquoi pleurent-elles toutes mes consurs en applaudissant debout ces 300 modèles rétrospectifs, magnifiques et qui n'ont pas pris une ride ? Les 40 ans qu'elles ont en plus ? Les 40 ans que j'ai en plus ? les 40 ans qu'il a en plus, lui, le divin ? Oui, même pour lui 40 ans ont passé. Les a-t-il vécus au moins, toujours à penser six mois plus tard, avec six mois d'avance, à vivre l'été en plein hiver et l'hiver en plein été ? Il va enfin pouvoir contempler les jonquilles en avril, les roses en été, les dahlias en automne et les camélias en hiver. Chaque chose à sa place et dans son temps. Quarante ans de travail, d'angoisses, de solitude sans doute et voilà que c'est fini. Que va-t-il faire dans ses châteaux, ses palais, ses orientalismes. Sera-t-il moins seul ? Va-t-il vivre enfin, lui, l'adulé, l'adoré. L'oublié bientôt, sans doute, comme le temps qui passe. Va-t-il partir à sa recherche comme son écrivain de prédilection ?
Ne cherchez pas, Yves, c'est inutile. On ne retrouve jamais le temps perdu. Soyez simplement heureux d'avoir fait le bonheur des femmes pendant près d'un demi siècle et si cela ne comble pas votre éloignement, relisez encore et encore « La Recherche » et aussi, pourquoi pas, Maupassant, Huysmans, Jean Lorrain... Vous verrez, ça passe le temps. Enfin, comme disait Paul Morand : « on ne va pas perdre la moitié du temps (qui nous reste) à se dire au revoir. A tout de suite... ailleurs, autrement. Et puis, au fait, j'avais dit que je m'arrêterai en même temps que vous... Voulez-vous que nous allions voir les premières jonquilles ou préférez-vous que nous buvions un thé chez Angelina en promenant ensemble votre gentil gros toutou ?
Gaultier, Lacroix, Sorbier
Quant à mes consurs, qu'elles cessent de geindre et de pleurnicher. Il leur reste encore quelques couturiers devant lesquels se pâmer. Oh pas beaucoup, certes, deux ou trois pas plus. Le ludion Jean-Paul Gaultier et ses folies inventives, son foulard qui se faufile entre la peau et la robe, coquin, son devant Mr Hyde et son dos Dr Jekyll. Ce sont des robes piles ou fesses. Ses cravates 1940 devenues jupes ou bustiers et ses plumes qu'il emprunte au grand talent d'André Lemarié.
Il reste aussi le baroque Christian Lacroix et son gothique flamboyant. Il leur reste ses souffles de robes, ses alizés d'organza, ses brises de chantilly, ses écumes de soie, ses odalisques, ses orientalistes, ses femmes libellules aux couleurs irisées, ses femmes crête de vague en pleine mer dans le sillage du yacht.
Il y a encore Franck Sorbier dont on attend beaucoup, l'artisan de l'artisanat qui n'hésite pas à composer un bustier à l'aide de 600 m de ruban de satin et d'autant de fils moulinés perlés métallisés.
Et enfin, j'ai appris une chose qui m'a bien fait plaisir : partout j'ai entendu ou lu qu'Yves Saint-Laurent avait prié 2 000 invités triés sur le volet. J'en étais. Ce qui fait ma joie, c'est d'avoir été sur le même volet que Catherine Deneuve, Bernadette Chirac, Jeanne Moreau, Danièle Mitterrand, Lauren Bacall, Hubert de Givenchy descendu de ses tours, Jean-Paul Gaultier, Matisse, Mondrian, Andy Warhol, Picasso. Sur ce volet il y avait de l'ivraie, je n'en étais pas.
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