AUTOPSIE DU TOUT PSY

Jean-Jacques Beineix : « L'intégrité en art se rapproche philosophiquement de la rigueur scientifique »

Publié le 14/06/2001
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LE QUOTIDIEN
Vous êtes dans le cinéma depuis trente ans. En vingt ans, vous avez réalisé six films et vous êtes connu pour trois grands succès : « Diva » en 1981, « la Lune dans le caniveau » en 1983 et « 37 ° 2 le matin », en 1986. On connaît sans doute moins votre passé d'étudiant en médecine. Ces années qui ont précédé votre orientation cinématographique sont-elles toujours présentes aujourd'hui ?

JEAN-JACQUES BEINEIX - Ce sont trois années marquantes - deux fois la première, une fois la seconde -, puisque j'avais entre 21 et 24 ans. Je fais partie d'une des dernières générations d'étudiants qui ont intégré médecine avec un bac philo. A l'époque, durant ma première année de CPEM, notre professeur de physique ne cessait de dire qu'il se battrait jusqu'au bout pour qu'il y ait des philosophes en médecine. Si les études médicales avaient été moins « musclées » en maths, j'aurais continué. En entamant ces études, j'avais un peu forcé ma nature dans un sens peu légitime par rapport à mon cursus scolaire, sûrement pas en accord avec le gamin fana de cinéma que j'avais été. Il est probable que l'influence maternelle m'a ramené vers les arts, alors que celle de mon père m'avait orienté vers plus de rationalité. Ces trois années ont élargi mon champ de perception et m'ont inculqué les principes de la rigueur scientifique. Elles m'ont orienté vers des domaines où je ne serais pas allé naturellement. Je continue à m'intéresser à la médecine, à la recherche et à ses découvertes, à la psychanalyse.
La psychanalyse. Vous en parlez librement, en expliquant par cette démarche vos huit années d'absence du cinéma jusqu'à votre dernier film, « Mortel Transfert », sorti en décembre 2000.
C'est un raccourci que je fais pour les médias télévisés où le temps est compté. On finit par accréditer soi-même des thèses très réductrices. Mon analyse a commencé bien plus tôt, presque parallèlement à mes études médicales. Quant aux raisons pouvant expliquer ce silence de huit années, que les critiques me font payer aujourd'hui, elles sont complexes et multiples : crise de la cinquantaine, deuils successifs, dont celui de ma mère, et, sans doute, une certaine forme d'écoeurement. Certaines des raisons qui m'ont poussé à choisir le cinéma il y a trente ans n'existent plus aujourd'hui. L'époque a changé : nous sommes dans le monde de l'éphémère, du consensuel, du divertissement, du spectaculaire. Les films deviennent de plus en plus formatés, personne ne souhaite « se prendre la tête ». Mes films dérangent. Il faut savoir s'arrêter quand on ne sait plus dans quelle direction aller.

La névrose finit par inhiber la création

Comment intégrez-vous le processus analytique dans votre créativité ?
D'une part, je l'intègre dans une démarche positive, contrairement à cette idée trop répandue qui propage la thèse selon laquelle l'analyse empêche la création. Les mythes ont la vie dure. La névrose finit par inhiber la création. Il y a, bien sûr, des degrés différents : certains grands artistes ont été de très grands névrosés, mais leur névrose a souvent tué leur création avant de les tuer eux-mêmes. Paradoxalement, j'ai découvert très récemment que l'inspiration n'était qu'un leurre : c'est le fruit du travail. Longtemps j'ai cru qu'il fallait être inspiré pour travailler. En outre, la psychanalyse est une source de connaissance, de réflexion et matière à inspiration.

Une critique d'humeur

Dans votre dernier film, « Mortel Transfert », vous mêlez psychanalyse et trame policière, en obligeant le spectateur à passer sans cesse de la réalité à la fiction. Mais le film dérange. Pourquoi ?
Le film dérange surtout ceux qui, de toute façon, sont toujours dérangés par ce que je fais. « Mortel Transfert » a été présenté par certains comme « une prise de tête », même si le film concentre plusieurs niveaux de lecture, ce qui en fait sa qualité à mon sens, il reste très accessible et relate des faits assez simples. Il peut être vu comme une comédie, mais aussi, pour les initiés, comme quelque chose qui se lit au second degré avec ses références au mythe fondateur de la psychanalyse, l'Œdipe, à Lacan. C'est un rébus. J'aime le polar comme la médecine étudie les maladies, pour comprendre le sain ; je me sens proche de Claude Bernard dans le « fondement de la discipline médicale ».
D'ailleurs, face aux critiques, je pourrais dire que l'intégrité se rapproche philosophiquement de la rigueur scientifique : « L'intégrité est au jugement ce que la rigueur scientifique est au médecin légiste. » Il faut regarder les faits, les étudier, émettre des hypothèses et les vérifier. Cela devrait être la même chose en termes de critiques d'art, même si l'affectif joue beaucoup. On assiste surtout à l'exercice d'une critique d'humeur. Le « j'aime », « j'aime pas ».


Dans ce film, l'analyste s'endort du sommeil du juste. N'est-il pas trop caricatural ?
Je ne pense pas que le sommeil de mon héros soit celui du juste, je crois au contraire que son sommeil s'apparente à une sorte de narcolepsie. Un sommeil plein de cauchemars. Un sommeil qui ne sait plus faire la différence entre l'éveil et l'inconscience. Mais les films racontent des choses excessives, des errances, des catastrophes, pour que l'on s'en amuse avec elles : on se fait peur en étant confortablement assis dans son fauteuil.
En l'occurrence, j'ai consulté quelques psychiatres ; le phénomène d'endormissement est bien décrit dans une revue de psychiatrie. Quel est l'analyste qui ne s'est jamais endormi ? Quel est celui qui n'a jamais eu peur de s'endormir ? Quel est celui qui n'a jamais connu une forme relative d'endormissement, cette sorte de rêve éveillé qui flirte avec « l'écoute flottante » ? Et surtout quel patient n'a jamais eu peur que son analyste ne s'endorme ? Quel patient n'a jamais été tenté de s'endormir sur le divan ?
« Mortel Transfert » est une comédie macabre qui dit des choses sérieuses sur le thème du polar et de la psychanalyse, il se réfère à une morale forte.
Pour faire des polars, il faut des incidents, des criminels, des fous, des gens qui sortent du cadre ; cela peut arriver dans tous les domaines, les analystes sont des hommes comme les autres. Mais « Mortel Transfert » est aussi un film d'analysant. Adapté du livre d'un écrivain qui a fait une analyse par un metteur en scène qui en a fait de même. C'est surtout ce regard qui prime et qui donne au film son originalité.
Et Loft Story ? Pourquoi y être allé ?
Par curiosité, par esprit de connaissance. J'ai eu le sentiment que le phénomène se devait d'être compris avant d'être condamné. Schématiquement, c'est comme au football, il faut aller dans un stade pour comprendre l'ambiance. Mais un médecin au bord d'un ring, cela ne signifie pas qu'il soit amateur de boxe. Le phénomène devient beaucoup plus complexe quand il s'agit d'un psychiatre au bord de Loft Story. Dès que l'on touche à la matière psychique, plus rien n'est neutre. Vous pouvez dire : « J'ai une grippe », mais dire que vous faites une dépression nerveuse est beaucoup plus compliqué. Vous pouvez prendre des antibiotiques. C'est beaucoup plus compliqué de dire que vous prenez des antidépresseurs. Au bord du loft, le psychiatre est-il médecin ou participant au jeu ? Dès que l'on aborde la psychiatrie, on n'est plus dans le domaine du rationnel. Je laisse le débat aux hommes de l'art.
Lorsque Catherine Millet dissèque froidement ses relations sexuelles, personne ne tousse. On est dans la culture autorisée, officielle. Dans Loft
Story, on est dans le divertissement populaire. Alors, on juge différemment, avec moins d'indulgence. J'ai été assez choqué par l'intolérance et par l'anathème lancé par certains intellectuels toujours prêts à s'indigner avant decomprendre. Je n'aime pas le mépris des élites pour le peuple. Pourquoi le peuple n'aurait-il pas le droit de rêver à la notoriété qui mène à l'argent quand ceux qui ont de l'argent veulent encore plus de notoriété et se servent de la télévision pour arriver au pouvoir ?

Si vous deviez choisir un film parmi tous ?
Sans doute « Assigné à résidence », le film que j'ai réalisé sur Jean-Dominique Baudy, auteur du livre « le Scaphandre et le Papillon ». Ce documentaire diffusé sur France 2 dans le cadre de Bouillon de Culture a été réalisé dans l'urgence. Tout ce qui était autour de Jean-Dominique Baudy a pris une autre dimension face à son handicap absolu, celle de la magnificence du cerveau dégagé de toute pesanteur physique. A l'époque, je n'avais plus beaucoup envie de filmer, il m'a redonné le goût du cinéma.

Propos recue illis par le Dr Anne TEYSSÉDOU

Source : lequotidiendumedecin.fr: 6937