Apparemment perdu au fond du domaine de l'hôpital de Saint-Maurice dans le Val-de-Marne et au milieu de la verdure, l'Institut de veille sanitaire n'est pourtant pas un cocon pour chercheurs sédentaires, mais le point de départ d'épidémiologistes appelés quotidiennement dans une ville, une région, une commune, pour contribuer à une investigation de nature épidémiologique ou environnementale.
L'institut a en effet pour vocation, précise son fondateur et directeur Jacques Drucker, la surveillance de la population avant comme après l'apparition d'un problème sanitaire, dans le but d'apporter des éléments de décision, soit en urgence, soit pour l'élaboration de politiques de prévention. Cette structure s'appuie aussi sur un réseau qui comprend dix cellules régionales de 3 à 5 personnes, plus proches du terrain, donc susceptibles de réactivité plus grande, auquel il faut ajouter d'innombrables collaborations nationales et internationales en voie de renforcement constant, surtout depuis le 11 septembre dernier.
Un organisme européen
De plus en plus, la nécessité apparaît de se donner les moyens de coordonner l'alerte sanitaire autant que la réponse à des menaces de dimension internationale.
Aussi, tandis que la plupart des pays d'Europe ont désormais mis en place des structures nationales de veille, un projet d'organisme européen est en cours d'élaboration, non pas sur le modèle des fameux CDC d'Atlanta, qui répondrait mal aux spécificités européennes, mais avec la même finalité de pilotage stratégique, de coordination et surtout de traduction en décisions politiques et en programmes de prévention et de réaction aux alertes sanitaires.
Ce qui n'empêchera pas chaque structure nationale de garder ses spécificités, l'Institut de veille sanitaire français ayant pour originalité d'avoir tout le champ de la santé publique dans ses missions : maladies transmissibles, certes, mais aussi maladies chroniques et traumatismes, santé liée à l'environnement et, depuis peu, santé au travail. Elle n'a, en revanche, aucun pouvoir de décision, ce dont son directeur se félicite, convaincu de la nécessité de séparer nettement l'expertise de la décision.
En vingt ans
Il n'aura finalement fallu qu'une vingtaine d'années pour passer du désert français de veille sanitaire aux 200 salariés de l'InVS et à peine davantage pour prévoir la naissance de la future structure européenne. En effet, vers la fin des années soixante-dix, Jacques Drucker, tourné vers la pédiatrie et avide de prévention, devait traverser l'Atlantique pour trouver au fameux NIH (National Institute of Health) de Bethesda le professionnalisme, la méthodologie, la technologie de cette épidémiologie de terrain qu'il devait ensuite promouvoir en France. Certes, il existait dès cette époque en France d'excellents chercheurs en statistiques et en épidémiologie, mais aucune reconnaissance, aucune culture d'un métier, tel que celui d'épidémiologiste d'investigation. A son retour, après deux ans passés aux Etats-Unis, c'est grâce à la fondation Mérieux qu'un petit noyau de médecins formés à l'épidémiologie de terrain peut mettre en place une formation annuelle à Annecy, dont sera issu le réseau français actuel.
Pour Jacques Drucker, si les choses ont changé finalement assez vite en France, d'abord avec la naissance, en 1992, du Réseau national de santé, futur Institut de veille sanitaire, puis avec celle des agences de sécurité sanitaire, c'est à la suite des drames du sang contaminé, de l'amiante, de la vache folle, qui ont conduit les pouvoirs publics à renforcer le dispositif de sécurité sanitaire.`
La pédagogie du risque
Depuis deux ou trois ans, une nouvelle phase se fait jour, avec l'apparition d'une vraie culture de santé publique, qui inclut, à côté des préoccupations de sécurité sanitaire, la prévention, longtemps marginalisée, et la lutte contre les grands fléaux, tels le cancer ou les maladies de la nutrition. En témoignent, notamment, les grands chantiers ouverts par Bernard Kouchner au cours des derniers mois, auxquels l'institut est invité à participer.
Bien sûr, il y a encore beaucoup à faire pour répandre cette culture de santé publique. Pour Jacques Drucker, un livre qui évoque dix ans de veille sanitaire à l'institut est l'un des moyens de cette « pédagogie du risque » qui lui semble aujourd'hui nécessaire, et peut-être plus accessible un peu à l'écart des grandes paniques des dernières années. En donnant des exemples concrets susceptibles d'illustrer les méthodes, les processus à l'uvre en cas de problème sanitaire aigu, la réalité des risques et les moyens d'utiliser le savoir acquis par les épidémiologistes pour des programmes de prévention raisonnés, l'auteur espère développer les chances de participation de la population au travail d'épidémiologie, tout comme les chances d'adhésion aux décisions prises. Car la santé publique n'est pas seulement problème d'Etat, mais aussi de comportements individuels.
2 millions par mort évitée
Et si le fait de savoir qu'une pandémie de grippe peut éclater à tout moment, sans qu'il soit possible de la juguler rapidement, affolait les populations ? Est-ce plus rassurant d'apprendre qu'il faut bien faire des choix économiques, à partir d'une donnée comme celle-ci : la vaccination des nourrissons contre la méningite reviendrait à deux millions d'euros par mort évitée ? Face à de telles questions, l'épidémiologiste reste serein : à son sens, la transparence sur les savoirs disponibles, la lucidité du public le plus large sont les meilleurs garants de l'efficacité du système de santé publique. Les veilleurs sanitaires travaillent d'ailleurs à réduire les limites de cette incertitude souvent plus difficile à accepter que la certitude de danger grave.
On touche ici à une composante de la santé publique que l'épidémiologiste se garde de négliger, la dimension psychologique, dont il a pu mesurer l'ampleur lors de l'épisode Coca-Cola, par exemple, mais aussi lorsqu'il entendait, aux pires moments de la vache folle, des fumeurs invétérés renoncer à manger du buf.
Economistes et généralistes
L'Institut de veille sanitaire est encore jeune, mais son directeur n'exclut pas d'y accueillir à l'avenir, à côté d'économistes chargés de préciser la dimension financière, des sociologues, des anthropologues, susceptibles de mieux évaluer « la perception sociale » des problèmes sanitaires, pour offrir aux responsables et au public des éléments supplémentaires de décision.
Mais s'il est une coopération qui lui tient à cur, c'est bien celle des médecins, et des généralistes en particulier. Encore faudrait-il que le rôle qu'ils devraient avoir en santé publique soit valorisé. S'il s'agit, non pas seulement de faire des généralistes des instruments de transmission ou d'information, mais aussi et surtout de les associer à l'évaluation des besoins et à l'élaboration de programmes de santé, c'est bien l'organisation de la profession qu'il faut repenser, en termes de formation et de temps.
Jacques Drucker, quand il voit le chemin parcouru en dix ans, est optimiste. Déjà, le train de la santé publique a ajouté aux réflexes sécuritaires, voire hypersécuritaires des débuts, le wagon de la prévention et d'une réflexion plus approfondie.
La traque des microbes
Le travail des détectives de l'espèce de Jacques Drucker a jusqu'ici été moins popularisé, surtout en France, que celui des détectives privés ou policiers. Pourtant, « traquer le microbe, chasser le toxique et suivre leurs pérégrinations, comprendre leurs ruses, trouver les moyens de les neutraliser » peut être aussi palpitant et nécessaire que de traquer les assassins ou de chasser les bandits. C'est notamment ce que souhaite montrer Jacques Drucker dans son livre, « les Détectives de la santé ».
Il nous montre d'abord comment les détectives que sont les épidémiologistes de terrain remontent d'une drôle de fièvre partagée par quelques individus à un parasite rare, la trichine, puis à un porteur inhabituel de ce parasite, le cheval, ce qui permet par la suite de limiter efficacement les risques de nouvel accident du même type. Les choses se compliquent un peu avec la listériose, tant ses supports potentiels sont nombreux ; encore davantage avec la légionnellose, dont les manifestations apparues lors de la Coupe du monde de football en 1998 ont révélé tout l'intérêt d'une internationalisation des réseaux de veille sanitaire. Mais chaque fois, les détectives ont trouvé les coupables, en l'occurrence des bactéries, leur(s) point(s) de départ, et en ont déduit les mesures efficaces pour circonscrire la maladie et limiter les risques de nouveaux épisodes.
Efficaces, les épidémiologistes d'investigation peuvent l'être aussi en démontrant que les vrais coupables d'épidémies ressenties sont parfois la rumeur, la panique, la contagion psychologique : l'histoire du Coca-Cola pseudo-toxique, celle de la vague d'appendicectomies à l'île de la Désirade en sont des exemples.
Jacques Drucker et ses émules ne se prennent pourtant pas pour Superman. Dans la seconde partie de son livre, l'auteur n'hésite pas à mettre en lumière des risques beaucoup plus difficiles à cerner et/ou à contrôler : la pollution urbaine, le risque de pandémie grippale, la facilité de déplacement des virus, les armes disponibles pour le bioterrorisme, la résistance de plus en plus marquée des bactéries. Mais chaque histoire est porteuse d'enseignements, pour un public dont la participation à l'effort de santé publique est indispensable et résolument requis par l'auteur, pour les décisionnaires encore souvent mal armés pour faire face aux risques sanitaires, pour les épidémiologistes eux-mêmes que les obstacles ne peuvent que stimuler.
Le rejet dont la vaccination contre l'hépatite B a fait l'objet aurait-il pris la même ampleur si les données scientifiques et épidémiologiques concernant, d'une part, la maladie, d'autre part, la vaccination, avaient été mieux connues du grand public, se demande Jacques Drucker, lui qui a participé à la naissance, française, du vaccin et à sa diffusion ?
« Les Détectives de la santé », Jacques Drucker,
éditions, 221 pages, 18,10 euros.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature