Y a-t-il une politique de santé de gauche et une politique de santé de droite ? Ou, plus exactement, une politique chiraquienne et une politique jospinienne ? Sans doute faut-il se garder de répondre de manière trop tranchée, de sombrer dans l'amalgame hâtif, de se laisser porter par le cynisme ambiant qui voudrait que le résultat du second tour se résume à la victoire du « même sur le pareil » ou « du pareil sur le même », comme ne cesse de le répéter Jean-Pierre Chevénement, que Chirac ou Jospin, cela soit blanc bonnet et bonnet blanc, pour reprendre la formule du communiste Jacques Duclos qui fit florès voici trente-trois ans lors d'une autre élection présidentielle, celle qui opposait Alain Poher à Georges Pompidou. Mais il faut bien reconnaître qu'entre les programmes de santé du chef de l'Etat et du Premier ministre, il n'y a guère que de subtiles nuances.
Pour l'essentiel, l'un et l'autre sont d'accord sur les grandes orientations. Le temps des affrontements idéologiques sur la santé est révolu.
Cette époque-là n'est pourtant pas si lointaine. Faut-il rappeler ici les belles empoignades de la campagne de 1981 ? Les débats de bretteurs de préau entre Giscard d'Estaing, preux chevalier de la médecine libérale, ultime rempart contre la nationalisation de la santé, et des socialistes qui voulaient rompre avec la logique du système de santé, développer des centres de santé intégrés où les médecins seraient payés à l'acte, abolir l'Ordre des médecins, conservateur et rétrograde, nationaliser l'industrie pharmaceutique, bouleverser l'organisation hospitalière, placer les cliniques sous haute surveillance ?
Tout cela semble appartenir désormais aux vieilles lunes socialistes. La droite, de son côté, semble avoir remisé aux rayons des chimères libérales certaines de ses idées de naguère. Il n'est plus question, du moins chez Jacques Chirac, ni d'ouverture de l'assurance-maladie à la concurrence (c'est-à-dire aux assurances privées), ni de liberté tarifaire pour les professionnels de santé.
Ode à la maîtrise médicalisée
De cette double évolution témoignent aujourd'hui les étranges similitudes entre les propositions de Jacques Chirac et celles de Lionel Jospin.
D'abord sur l'assurance-maladie. Jacques Chirac a fait taire les sirènes libérales. « Je suis hostile aux sécurités sociales privées », affirme-t-il. Propos qui ne peuvent évidemment que rejoindre ceux du Premier ministre. Le Medef, qui vient de se féliciter de ce que certaines de ses idées inspirent les deux principaux candidats, n'a pas, sur ce point, réussi à les convaincre du bien-fondé de la mise en concurrence de l'assurance-maladie.
Jacques Chirac et Lionel Jospin sont, par ailleurs, étonnamment proches en matière de maîtrise des dépenses d'assurance-maladie. L'un et l'autre condamnent, en des termes quasiment identiques, les dispositifs de maîtrise comptable des dépenses de santé appliqués ces dernières années aux médecins libéraux, d'abord sous le gouvernement Juppé puis, d'une manière différente, par l'équipe du Premier ministre. « Ce sont des dispositifs aveugles et inefficaces », reconnaît aujourd'hui le chef de l'Etat. « C'est une situation non satisfaisante », lui répond en écho Lionel Jospin, lequel souligne qu'il en a tiré les conséquences en faisant voter par le Parlement une loi supprimant le système des lettres clés flottantes pour les professions de santé qui auront signé une convention avec les caisses.
Sur le fond même du problème, les deux candidats reconnaissent que les dépenses d'assurance-maladie vont continuer à augmenter mais qu'il convient « de parvenir avec les professionnels et les assurés sociaux à un système de qualité et qui ne gaspille pas » (Jacques Chirac) et de « réduire les gaspillages, là où ils existent et donc de disposer d'un système de santé plus efficace et plus performant » (Lionel Jospin).
Comment atteindre cet objectif ? En instaurant un système de maîtrise médicalisée des dépenses. Il faut « remplacer la maîtrise comptable qui ne marche pas au profit d'une politique de qualité des soins fondée sur la formation, la généralisation des meilleures pratiques professionnelles et l'évaluation », estime le chef de l'Etat. Je dirai même plus, ajoute le Premier ministre, « la maîtrise des dépenses doit être médicalisée, c'est-à-dire fondée sur les bonnes pratiques ».
Le numéro de Dupond et Dupont de la politique atteint ici des sommets. Ce ne sont plus de vagues convergences, c'est un discours photocopié. Reste qu'au-delà de cet attachement réaffirmé à la maîtrise médicalisée - que les médecins libéraux trouveront sans doute bien tardif - les deux principaux candidats ne précisent pas outre mesure comment ils compte s'y prendre. La maîtrise médicalisée suppose des instruments statistiques et épidémiologiques et une évaluation des pratiques que la France est loin d'avoir. Il faudra sans doute des années avant qu'un tel dispositif soit opérationnel.
Convergences sur la gestion de l'assurance-maladie
Sur la la gestion de l'assurance-maladie, sur les rapports entre Sécurité sociale et Etat d'une part, Sécurité sociale et professionnels de santé d'autre part, les discours sont, là encore, comparables. « A l'Etat, la définition des grands choix et priorités sanitaires, aux partenaires sociaux la gestion du système », estime Lionel Jospin. « Il faut faire confiance aux partenaires conventionnels, l'Etat doit leur garantir un espace de liberté et de responsabilité », indique Jacques Chirac. Aucun des deux candidats ne remet en cause la gestion paritaire de l'assurance-maladie (à l'inverse, par exemple, de François Bayrou pour qui « il n'y a aucune justification à une gestion paritaire de l'assurance-maladie »). Mais, en se prononçant pour un partage des responsabilités entre l'Etat et la Sécurité sociale, les deux candidats reconnaissent aussi, d'une certaine manière, leur impuissance. L'un et l'autre n'ont en effet pu régler jusqu'à présent de manière tout à fait satisfaisante, lorsqu'ils étaient aux affaires, la délimitation des prérogatives entre l'Etat et les conseils d'administration des caisses.
Un PLFSS médicalisé ?
Jacques Chirac et Lionel Jospin prennent tous deux en considération les critiques concernant le projet de loi de financement de l'assurance-maladie voté chaque année par le Parlement. Un projet qui fixe un Objectif national des dépenses d'assurance-maladie (ONDAM) de manière arbitraire par simple référence à l'objectif de l'année précédente majoré d'un pourcentage déterminé « au doigt mouillé ». L'un et l'autre reconnaissent que cet objectif doit être déterminé en tenant davantage compte des priorités sanitaires et des objectifs de santé publique. « La Conférence nationale de santé doit évaluer les besoins, c'est sur cette base que le Parlement doit fixer l'Objectif d'évolution des dépenses d'assurance-maladie », souligne Jacques Chirac. Quant à Lionel Jospin, il rappelle que la loi sur les droits des malades qui vient d'être votée prévoit que « la Conférence nationale de santé donnera un avis à propos du rapport relatif aux orientations de politique de santé que le gouvernement remettra au Parlement pour un débat avant l'examen du PLFSS ». Bref, l'ONDAM devrait être à l'avenir défini davantage en fonction de critères sanitaires. L'objectif est louable mais trouvera sans doute vite ses limites. D'abord, parce cet objectif restera - réalisme économique oblige - essentiellement déterminé par l'évolution prévisible des recettes. Ensuite, parce que vouloir déterminer l'évolution des dépenses maladie sur une année ou sur plusieurs années relève largement de l'impossible gageure.
Pour des agences régionales de santé
La régionalisation du système de santé est un thème qui fait florès. Jacques Chirac et Lionel Jospin sont tous les deux partisans de la création d'agences régionales de santé qui se substitueraient aux ARH et auraient pour tâche de gérer l'enveloppe des dépenses consacrées non seulement à l'hospitalisation, comme c'est le cas actuellement, mais aussi à la médecine de ville. Cela permettrait de décloisonner les deux secteurs essentiels du système de soins. Pour l'un et l'autre des deux candidats majeurs à l'Elysée, il s'agit cependant de procéder à une opération de déconcentration et non de décentralisation qui donnerait des pouvoirs importants aux conseils régionaux.
Arrêtons-là la litanie des convergences. Elle suffit à prouver qu'entre les politiques de santé prônée par Lionel Jospin et par Jacques Chirac il n'y a pas d'opposition. Il y a cependant quelques nuances. Et d'abord une qui a son importance en ces temps de conflit entre les pouvoirs publics et le corps médical et qui porte sur les honoraires des généralistes. Jacques Chirac s'est prononcé de manière relativement claire pour le C à 20 euros. « Le développement des bonnes pratiques professionnelles et le passage du C à 20 euros doivent être au cur des discussions conventionnelles (entre les médecins et l'assurance-maladie) qui devront s'ouvrir après les élections. Pour moi, ces deux avancées sont indispensables », estime le chef de l'Etat . Reste que Jacques Chirac reste flou sur l'échéance et qu'il souligne que cela relève des compétences des négociations conventionnelles, tout comme d'ailleurs ne cesse de le dire Elisabeth Guigou depuis le début du conflit. Lionel Jospin, lui, ne s'est pas exprimé jusqu'à présent de façon très claire sur cette question du C à 20 euros.
Des similitudes niées
Que leurs projets soient identiques, Jacques Chirac et Lionel Jospin s'en défendent avec la dernière des énergies. Le Premier ministre renvoie Jacques Chirac aux errements du plan Juppé. Le président jure ses grands dieux que ses options sont profondément différentes de celles du candidat socialiste et laisse entendre qu'il a toujours été, lui, sensible aux préoccupations des médecins. Chacun tente de se prévaloir d'une différence que dément la comparaison des programmes.
Cette similitude des politiques de santé professées par les deux candidats peut contribuer au moment du vote, dans le secret de l'isoloir, à jeter le trouble dans l'esprit de nombreux médecins. Doit-on, dans ces conditions,
s'étonner des bons résultats obtenus dans les sondages réalisés auprès du corps médical par Alain Madelin et Jean-Pierre Chevènement, deux candidats qui, chacun à sa manière, incarnent une volonté de rupture ?
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