George W. Bush se conduit comme si, après avoir établi les règles du jeu, il ne jouait pas. Chaque fois que les inspecteurs de l'ONU annoncent les progrès qu'ils ont accomplis, la plupart des pays européens se félicitent de la coopération de Bagdad, mais les Etats-Unis restent de marbre, et jugent insuffisants les efforts irakiens.
Le gouvernement de Saddam Hussein a annoncé qu'il fournirait le 7 décembre au plus tard la liste de ses armements. Washington affirme déjà que cette liste sera mensongère ou partielle. Les lignes de clivage qui vont finir par casser en deux l'ancienne coalition de 1991 sont visibles : ceux qui n'ont aucune envie de faire la guerre s'émerveillent des progrès diplomatiques accomplis par Saddam Hussein et ceux qui n'attendent que d'en découdre ne croient jamais ce qu'il dit. Dès lors qu'il est en mesure de diviser le camp adverse, le président irakien n'a-t-il pas gagné la partie ?
Une pression énorme
Ce serait compter sans l'énorme pression que l'Amérique est en train d'exercer non seulement sur ses alliés traditionnels, mais sur des Etats, par exemple l'Iran, avec lesquels elle n'a pas de relations mais qu'elle serait prête à traiter différemment en échange d'un peu de compréhension ou d'un soutien logistique, ou encore de leur neutralité.
Curieusement, M. Bush milite activement pour que la candidature de la Turquie à son entrée dans l'Union européenne soit retenue par les Quinze, comme si cela le regardait. Bien que le parti récemment arrivé au pouvoir à Ankara soit islamique, M. Bush le considère comme un allié sûr ; et bien que la Turquie ait souffert économiquement de la guerre du Golfe, les Etats-Unis négocient avec le gouvernement turc le déploiement de 100 000 soldats américains à la frontière nord de l'Irak, l'usage des bases aériennes situées à l'est du pays, Incirlik notamment, et même la participation des troupes turques à une invasion du nord de l'Irak. Ils tentent, non sans difficultés, de convaincre l'Arabie Saoudite de contribuer discrètement à une invasion de l'Irak par le sud. S'ils n'y parviennent pas, ils comptent sur le Koweït, dont les habitants doivent leur liberté à l'Amérique et qui a gardé un souvenir épouvantable de l'invasion irakienne, sur le Qatar et sur Doha.
Les Etats-Unis peuvent aussi circonvenir deux pays, l'Egypte et la Jordanie, qui, quoique fondamentalement hostiles à leur projet, ne survivent que grâce à l'aide américaine et laisseront faire en désespoir de cause, même s'il n'est pas question pour eux de faire partie de la coalition. D'autres pays, l'Australie certainement, le Canada peut-être, le Royaume-Uni bien entendu, feront partie de la force d'invasion. Tony Blair a publié un nouveau rapport qui dénonce les multiples exactions et la brutalité du régime de Saddam, comme pour justifier une opération qui ne viserait pas seulement à désarmer le régime irakien mais à le supprimer et à le remplacer par des dirigeants issus de l'opposition en exil.
Enfin, il existe incontestablement, dans la démarche personnelle de M. Bush, une dimension idéologique qui lui a été inspirée par quelques-uns de ses conseillers, le secrétaire à la Défense, Ronald Rumsfeld, le numéro deux du Département à la Défense, Paul Wolfowitz, et un conseiller plus discret mais de longue date, Daniel Pearle. Les trois hommes ont leur propre vision d'un monde arabo-musulman démocratisé par la force et qui serait converti au proaméricanisme par des institutions parlementaires. Pour rendre le monde plus sûr, il faut que les gouvernements les plus dangereux soient remplacés par des dirigeants dont le seul objectif serait d'augmenter le niveau de vie de leurs concitoyens dans un contexte pacifique.
Vision grandiose, mais aussi tâche pratiquement insurmontable. Car elle implique que l'Iran, le Pakistan, la Syrie et - pourquoi pas ? - la Libye deviendraient un jour des Etats démocratiques. Cela fait beaucoup de guerres à livrer, sauf si la théorie des dominos est applicable en la matière, et pour autant que l'enseignement par la force enthousiasme des populations qui n'attendraient que d'être « libérées ».
Bien que les moyens militaires américains soient très puissants, on peut se demander si on peut les répartir indéfiniment sur plusieurs théâtres d'opérations. L'Afghanistan est très loin d'être pacifié et les Etats-Unis maintiennent à bout de bras le régime de Hamid Karzai. En ce qui concerne l'Irak, la Turquie, l'Egypte, la Jordanie et l'Arabie Saoudite supplient les Etats-Unis d'éviter une partition du pays entre un nord kurde, un sud chiite et un centre sunnite. Les Turcs, en particulier, craignent que se constitue au nord de l'Irak un Kurdistan qui risque de s'étendre à la Turquie et à la Syrie. Combien de temps les troupes américaines doivent-elles rester en Irak pour assurer l'unité du pays et sa métamorphose en démocratie arabe ?
Le coût de la guerre et de ses conséquences est évalué entre 100 et 200 milliards de dollars, ce qui est considérable, mais peu par rapport au PNB américain qui atteint 10 000 milliards. Toutefois, une longue guerre affaiblirait beaucoup l'économie américaine en particulier et occidentale en général.
Quelques inconnues
Enfin, si les généraux américains ont prévu tous les scénarios possibles, il leur manque quelques données importantes. On estime à 200 000 au total le nombre de soldats nécessaires à une invasion. Mais si ces forces ne disposent au sud que du Koweït et de quelques Emirats pour base de départ, elles risquent de ne pouvoir asséner à Saddam un coup décisif et rapide ; s'il s'agit de renverser le régime, des combats de rue dans les villes seraient meurtriers pour les envahisseurs. Si Saddam évacue ses bases militaires, laisse les Américains s'en emparer puis bombarde les mêmes bases avec les moyens chimiques et bactériologiques dont il est crédité par les Etats-Unis, les pertes américaines seraient énormes.
A la vision des « durs » de la droite américaine s'oppose une effrayante évaluation des risques. M. Bush, pourtant, semble sûr de lui, comme s'il disposait d'un atout secret et décisif. Mais on n'en est pas sûr.
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