Les conséquences de la guerre contre l'Irak ressemblent à celles de l'expédition militaire contre l'Afghanistan : l'après-guerre est plus marquée par le désordre que par le retour à l'ordre. On pourrait mettre le chaos qui règne à Bagdad au compte du laps de temps trop court qui a suivi les combats ; mais cet argument n'est pas applicable à l'Afghanistan ; on peut donc se demander si les Américains ne vont pas se contenter d'une situation anarchique en Irak qui ne les empêche pas de garder le contrôle général du pays.
C'est justement ce qu'ils font en Afghanistan où ils continuent à réprimer les tentatives des talibans pour reconquérir des morceaux de territoire, mais sans livrer bataille aux roitelets régionaux. Il est notoire que Hamid Karzaï est considéré comme le « maire de Kaboul » plutôt que comme le président, que le financement de la reconstruction lui est chichement compté, tandis que les traditionnels seigneurs de guerre se sont attribué des zones où ils règnent en maîtres.
Indifférence et fermeté
Délivré de la dictature, l'Irak révèle des rivalités tribales ou ethniques tout à fait comparables. Et la première erreur des Américains a consisté à ne pas tenter de se rendre sympathiques à la population irakienne dont une faible partie s'est servie de sa liberté retrouvée pour se livrer au vandalisme, et dont la majorité réclame du travail et la réapparition des services publics. On est en droit de se demander combien de temps il faudra encore pour que soient rétablies l'eau et l'électricité, que soient rouvertes toutes les écoles et pas seulement quelques-unes, pour que le pétrole irakien soit de nouveau exporté afin de financer la reconstruction.
De toute évidence, les Américains ont abordé le problème général de l'ordre civil en Irak avec indifférence pour les troubles qui se poursuivent, avec une rationalité technique - on répartit les responsabilités avant d'entreprendre les tâches logistiques -, mais aussi avec une certaine fermeté : s'ils négocient avec tout le monde, chiites, sunnites et kurdes, ils prennent bien soin d'écarter les influences étrangères, Iran, Syrie et Turquie. Les trois pays ont été mis en garde contre toute ingérence, notamment l'Iran, qui aimerait bien constituer une république islamiste en Irak, mais qui n'osera pas affronter les forces américaines.
Car la présence militaire américaine, en dépit de tous les avertissements lancés par l'Europe à Washington, va durer environ deux ans. Les Etats-Unis ne veulent pas courir le risque d'une nouvelle dictature qui émergerait du chaos actuel. En dehors de l'Amérique et du Royaume-Uni, plusieurs pays, triés sur le volet (l'Australie, la Pologne, le Danemark), se partageront le maintien de l'ordre dans les trois grandes régions, Nord, Centre et Ouest, définies par les majorités kurde, sunnite et chiite.
Toutes ces dispositions sont adoptées par concertation directe et bilatérale. L'ONU est mise hors jeu de facto et ne peut espérer un rôle autre qu'humanitaire. Washington entend bien, de cette manière, confirmer sa présence stratégique au cœur même du Proche-Orient, à la frontière de la Syrie et de l'Iran.
Les Américains, en outre, ont commencé à évacuer l'Arabie saoudite, où la présence des « infidèles » avait servi de prétexte à Oussama ben Laden pour attaquer New York et Washington. Les Etats-Unis quittent l'Arabie pour cette raison, mais surtout parce qu'ils veulent signifier leur méfiance aux dirigeants saoudiens : leur départ annonce sûrement un nouveau dosage de leurs approvisionnements en pétrole. Ils en achèteront moins à l'Arabie, plus à l'Irak, et peut-être même davantage à l'Iran, soumis à de fortes tensions internes et où les Iraniens manifestent chaque jour un peu plus leur appétit de démocratie. Voilà bien un pays que les Etats-Unis n'ont pas besoin d'attaquer.
Un message clair
Le point central de l'occupation de l'Irak par les Américains et leurs associés, c'est la modification du contexte géopolitique. George W. Bush a promis de créer un Etat palestinien, mais il tiendra sa promesse tout en se débarrassant des mouvements terroristes. Sur ce point, M. Bush n'a pas perdu de temps : il a adressé un message très clair à Damas et à Téhéran. Le Hezbollah, le Djihad et le Hamas doivent disparaître, et les territoires occupés, Cisjordanie, Gaza et le Golan, ne pourront être récupérés par leurs propriétaires que par la négociation. Sur ce plan, au moins, leur comportement est cohérent.
On ne doit pas sous-estimer cette diplomatie de la canonnière nouvelle formule. Certes, elle est de nature à satisfaire les dirigeants israéliens actuels, mais seulement dans un premier temps : si la Syrie et l'Iran montrent leur bonne volonté, Ariel Sharon n'aura plus d'excuse pour ne pas évacuer les territoires. On peut sûrement s'inquiéter de l'anarchie qui règne en Irak pour le moment, on ne peut pas nier que les projets attribués aux « néoconservateurs » et tellement décriés par la diplomatie française ont reçu un début d'application. Deux ministres des Affaires étrangères se sont rendus à Damas : Dominique de Villepin n'a pas manqué de réaffirmer à ses interlocuteurs syriens que la France se satisfaisait du statu quo en ce qui concerne le Liban. Colin Powell, au contraire, a montré à Bachir Al-Assad que l'invasion de l'Irak changeait tout au Proche-Orient et que la politique du grignotage d'Israël par la menace permanente du terrorisme ne permettrait pas à Damas de récupérer le Golan. Dans la foulée, Ariel Sharon a déclaré qu'il était prêt à négocier avec le gouvernement syrien sans condition préalable.
En d'autres termes, les Américains ont administré la preuve aux Etats de la région, y compris Israël, qu'ils étaient les seuls à pouvoir conduire une politique soutenue par la force, les seuls, et personne d'autre. C'est le fait majeur qu'a créé la guerre contre Saddam Hussein. Et même les dirigeants libanais actuels, si complaisants avec Damas, doivent en tenir compte.
L'exemple afghan montre a contrario que les Américains peuvent dominer une région sans y faire régner l'ordre. Ils n'ont pas eu besoin de parfaire le système politique afghan, ni de dépenser des sommes considérables dans la reconstruction pour exercer leur influence en Afghanistan. Ils continuent à pourchasser les talibans et les groupes terroristes. Ils pourraient se contenter d'une position comparable en Irak.
Pas d'armes de destruction massive
Mais tout montre que, dans le cas de l'Irak, ils participeront à un effort de nation-building qui ne les enthousiasme pas mais apparaît comme inéluctable, à cause du pétrole, bien sûr, mais aussi parce qu'aucune des raisons qu'ils ont invoquées pour justifier l'invasion n'a été confirmée par les faits, sauf la « libération » des Irakiens qui ne l'ont pas toujours accueillie avec joie. A ce jour, les experts américains n'ont pas trouvé en Irak d'armes de destruction massive, ni de vecteurs capables de les transporter. L'Irak n'était donc pas une menace pour ses voisins, même si la tyrannie de Saddam Hussein et ses sanglantes conséquences sont désormais largement prouvées. Les Etats-Unis n'ont pas encore apporté la démocratie à l'Irak et le chemin qui conduit à cette démocratie sera long. Ils n'ont guère amélioré, à ce jour, le sort des citoyens irakiens et ont montré que, si leur puissance de feu est inégalée, leur savoir-faire en matière de reconstruction est limité.
L'erreur française
Cependant, aucune des conséquences négatives de l'invasion ne renforce a posteriori les positions diplomatiques adoptées par la France. Sa tactique du compromis avec les dictatures musulmanes a été balayée par la force pure ; son influence dans la région est réduite sinon éliminée, et elle ne la recouvrera que si les Etats-Unis échouent dans leur entreprise, ce qui semble moins probable aujourd'hui qu'hier ; ses perspectives commerciales dans la région sont moins bonnes ; ses échanges avec les Etats-Unis souffrent déjà non pas d'un mot d'ordre du gouvernement des Etats-Unis, mais de l'intolérance créée dans une partie non négligeable de la population américaine par l'agressivité de la diplomatie française. La minute de gloire de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité se paiera en milliards.
On notera enfin que les prédictions ultrapessimistes sur les conséquences de la guerre ne semblent pas, pour l'instant, se vérifier. Les peuples arabes ont été plus consternés par la déroute des forces de Saddam qu'indignés par l'invasion. Les gouvernements turc, syrien, égyptien, iranien, saoudien méditent sur le fait accompli dans le silence et la perplexité. Cela devrait conduire beaucoup d'entre nous à une réflexion sur l'immoralité d'une guerre que rien ne justifiait, mais qui n'en a pas moins donné un sacré coup de semonce aux plus violents des adversaires de l'Occident.
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