LE LOUP, c'est ce berger, Gygis, dont l'histoire figure dans le livre II de « la République » de Platon. Il trouve une bague et s'aperçoit que, en en tournant le chaton, il devient invisible. Tout de suite, il en profite pour s'emparer de la reine, tuer le roi et commettre les plus grands crimes. On continue sous ces auspices peu généreux avec les conseils donnés par Machiavel à tout prince désirant mener autrui. «Quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer d'avance les hommes méchants.»
Revenant en Europe, plus près de nous, on considère qu'il revient à Hobbes d'avoir exprimé l'essentiel de la modernité occidentale. L'homme est un loup pour l'homme, les hommes sont méchants, partant peureux, car il y a toujours un plus méchant pour nous détruire. Le despotisme est la forme que prendra le compromis social : faisant régner la peur de tous, le cruel despote qu'on s'inflige permet paradoxalement de tempérer d'éventuels excès.
Bien sûr, là où Hobbes parle sur fond de strict réalisme, on a le droit de voir un pessimisme un peu éprouvant. Sera-t-on moins affligé en voyant naître avec les moralistes européens des XVIIe et XVIIIe siècles un autre concept clé : l'intérêt.
Il se décline d'abord sous forme d'intérêt grossier pour les richesses, puis il se fait sensualisme, et pour ainsi dire se dématérialise peu à peu. Dans une étude qui dépoussière un peu toutes ces notions, Christian Lazzeri fait le point en écrivant : «C'est dans le mouvement même de cette dématérialisation que l'intérêt rencontre les notions théologiques médiévales d'amour de soi» et «d'amour propre» avec lesquelles il va rapidement fusionner.
Le nécessaire bonheur des autres.
L'intérêt de l'intérêt, si l'on peut dire, c'est de sentir que ce qui est évidence pour moi doit l'être aussi pour autrui. L'intérêt se teinte de rationalité pour penser qu'il peut y avoir un intérêt commun, général, social.
C'est ici, entre la méfiance hostile et l'intérêt rationnel, que de nombreuses études du livre font surgir la sympathie, avec la famille des penseurs écossais : Hume, Shaftesbury, Hutcheson, Adam Smith, Stuart Mill.
D'emblée, on s'aperçoit que le terme anglais «sympathy» n'incorpore nulle forte compassion et doit être pour ainsi dire «désaffectivé». La sympathie est une sorte d'opérateur mental permettant de comprendre qu'autrui peut nous ressembler. Son utilité est simplement de neutraliser le caractère égoïste de nos impulsions, de pouvoir sortir de nous-mêmes. Elle est donc, selon Hume, un «moral sense».
Dans sa « Théorie des sentiments moraux », l'auteur célèbre de « la Richesse des nations », Adam Smith, écrit : «Aussi égoïste que l'homme pusse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s'intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur...» On serait tenté ici, au risque de l'anachronisme notionnel, de parler «d'identification» à autrui sans réelle compassion. Selon Jean-Pierre Dupuy, un penseur toujours fécond, la sympathie contient nécessairement l'intérêt. Ni égoïsme ni bienveillance, elle nous révèle que, vivant tous les mêmes situations, il est de notre intérêt personnel d'oeuvrer pour un intérêt collectif. Et Gabriel Tarde, qui fondera sans vraiment l'avoir souhaité la psychologie sociale américaine, écrira : «Une société stable n'est pas seulement un tissu d'intérêts où les intérêts solidaires l'emportent en nombre et en force sur les intérêts opposés, elle n'est pas seulement un faisceau de croyances d'accord entre elles en grande majorité; elle est avant tout un entrelacement de sentiments sympathiques.»
On peut même se demander si l'importance aujourd'hui des considérations sur le devenir de la planète ne correspond pas à cette sympathie. Elle est moins une vague sensibilité que cet opérateur présupposant chez l'autre un souci commun et une volonté rationnelle d'agir pour le bien commun.
Mais cette vision peut-être un peu euphorique est combattue par la très intéressante étude de Jean-Claude Michéa, qui montre comment ce mixte intérêt-sympathie conduit à souhaiter la réalisation d'une société... qui est la nôtre : un libéralisme où chacun vit finalement comme il l'entend, s'engage avec autrui, mais se dégage aussi vite.
Une société dont Michéa montre l'émiettement en conflits d'ordre privé (par exemple, ceux opposant fumeurs et non-fumeurs, autrefois réglés par la pure civilité) et une atomisation du droit libéral. Une société créant peu de liens, même si elle s'étourdit de verbiage sur la solidarité, et qui, dans ses fondements, en reste à la pure relation marchande donnant-donnant. Un énervement s'ensuit, celui de rejoindre les thèses de l'Américain Francis Fukuyama : non seulement il n'y aurait pas d'au-delà d'un modèle qui serait la démocratie libérale, mais cette fin-impasse économique envelopperait elle-même la meilleure façon qu'a une société de se contracter : l'harmonie résultera du libre jeu des intérêts particuliers médiatisé par beaucoup de sympathie et un peu de thé.
Ce travail fait écho à une étude polyphonique sur tout ce qui peut s'écrire en «clef de don» dans un social proclamé non réversible au calcul glacé ou au compromis hypocrite. Ne faudrait-il pas retrouver ce que Marcel Mauss nomme de manière «les fils invisibles de la confiance».
« L'homme est-il un animal sympathique ? », travail collectif, revue du MAUSS n° 31, éditions La Découverte, 327 p., 22 euros.
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