APRÈS LEURS RENCONTRES entre septembre 2003 et août 2006, coupées de grands trous, c’est sûr, Israël, la Palestine, l’existence juive, ils « en » ont parlé. Avec leur style que l’on connaît. « Rony » semble tendu, parfois cassant, mais ses coups sont précis. « Alain », comme toujours, est un peu trop essentialiste, doloriste, lyrique, mais tellement inspiré. Il avait naguère écrit un excellent livre, « le Juif imaginaire » dans lequel il montrait qu’Auschwitz continuait des années après à servir de cadre mental à l’existence juive. Ce qui lui vaut une attaque frontale dès le début du livre : «Vous êtes un Israélien imaginaire!», dit Rony Brauman. Ce qui lui attire une réponse qui est un chef-d’oeuvre de mauvaise foi : «Cette qualification est absurde. Je n’ai pas fait le choix de quitter le pays où je vis pour m’établir à Tel-Aviv»... Avantage Rony.
Pour ce dernier, les faits sont têtus, et il y en a un gros comme une maison : la colonisation. Elle a commencé avant la création de l’Etat d’Israël, elle n’a pas cessé depuis, notamment en Cisjordanie, affirme Rony Brauman, qui précise : «Le débat (en Israël), quand il a lieu, ne porte pas sur l’alternative retrait/maintien des colonies, mais sur le “concessions” éventuelles et leur ampleur.» Les premiers pionniers juifs étaient plutôt des « settlers », rétorque « Finkie », rien à voir avec un fait colonial.
Mais Rony enfonce le clou, la création de l’Etat d’Israël a été une erreur, le sionisme aurait pu rester «une composante minoritaire, aimable et idéaliste de la culture juive européenne». Et c’est ici qu’Alain prend feu. Qui oserait dire que les Etats-Unis, la Pologne ou l’Algérie ont été des erreurs ? «Erreur, dit-il, par rapport à quoi? A la douceur d’être un peuple en diaspora?», «à la dhimmitude en terre d’Islam?».
De fait, on peut s’interroger sur ce bizarre sionisme dont parle Rony Brauman, une composante «aimable» qui serait un thème littéraire juif, sans déboucher sur aucun effort pour retourner en Palestine ! Par ailleurs, l’idée qu’il y ait des « Etats » plus naturels, mieux fondés que d’autres, relève de la plaisanterie. Les Arabes le savent bien qui furent les plus grands conquérants de l’Histoire, il n’y a jamais eu de frontières prétracées dans aucun ciel platonicien. Avantage Alain.
Les deux juifs.
Pourquoi la normalisation sioniste est-elle vue comme une anomalie historique se demande ce dernier, volontiers métaphysicien. Il pense y répondre avec l’image (la fable, diront certains) des deux juifs. Il y a, d’une part, le juif éthique, chétif (étique ?) diasporique, objet de toutes les déférences. Et, d’autre part, le juif ethnique, «épais, tribal, territorial, historiquement et moralement condamné». L’amour pour le premier, celui à l’étoile, est contrebalancé par la détestation du second. On n’aime le juif que victime, et on peut rétro-imaginer les larmes de crocodile d’une certaine gauche, vantant le «progressisme arabe», si Israël avait été détruit.
Plus loin, on s’empoignera aussi très fort sur d’autres notions. Si Alain reprend l’argument traditionnel selon lequel Israël est la seule démocratie de toute la région, Rony lui rétorque : un Etat ne peut être à la fois juif et démocratique, ce qui l’amène à contester la notion même de « peuple » juif. Alors qui est le plus métaphysicien des deux ?
A ce point du match, avez-vous l’impression d’avoir déjà souvent entendu ces arguments ? Est-on vraiment dans la « Discorde ». En fait, là où Rony parle annexions, arrogance israélienne et déni de l’existence palestinienne, Alain Finkielkraut évoque l’identité juive et surtout l’antisémitisme qui s’est acheté une conduite en devenant antisionisme.
En se rapprochant de la fin de cette conversation, d’ailleurs longtemps interrompue, la lassitude et l’apaisement se font jour, comme s’ils avaient parlé durant trente heures sans s’arrêter.
Alain Finkielkraut cite comme porte-parole l’écrivain David Grossman, dont le fils vient de mourir dans les combats au Liban : «Je ne peux ignorer l’élément fondamental de la tragédie juive qui se révèle dans cette guerre, à savoir qu’en soixante ans nous ne sommes toujours pas acceptés au Moyen-Orient.» Ainsi se refermerait là-bas, dans l’ancien croissant fertile, une «tragédie juive» ?
Ce à quoi Rony Brauman répond assez sèchement : «C’est peut-être le grand échec d’Israël.» Ite missa est...
« La Discorde. Conversations avec Elisabeth Lévy », de Rony Brauman et Alain Finkielkraut, Mille et Une Nuits, 352 pages, 20 euros.
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