L E flux des eaux ne s'est pas traduit, semble-t-il, par un afflux des patients vers les cabinets médicaux. Pas encore, du moins. Depuis le 5 avril dernier, date de l'activation de la cellule médico-psychologique d'urgence par la préfecture de la Somme, à Amiens, les spécialistes avaient cependant alerté les généralistes sur le traumatisme psychologique constitué par l'inondation des habitations.
« Nous avons insisté sur les décompensations qui pouvaient se manifester en particulier chez des sujets fragilisés, telles que les insomnies, les dépressions masquées, les vécus mélancoliques et autres crises d'angoisse », explique au « Quotidien » le Dr Georges Jovelet, médecin-chef des sixième et septième secteurs psychiatriques du département, qui englobe les 210 villages de l'agglomération très sinistrée d'Abbeville, à une quarantaine de kilomètres de la baie de Somme.
Mais quand la réunion d'un groupe de parole a été proposée, personne ne s'est présenté au rendez-vous.
« Les gens sont en souffrance, mais pas en situation de demande médicale », constate le Dr Jovelet. Lorsque la cellule d'urgence a été transformée en cellule de soutien aux sinistrés, dans le cadre des missions de service public, les infirmiers psychiatriques ont effectué quelque 140 interventions sur le terrain. Mais, hormis une décompensation sérieuse chez un patient déjà suivi, rien de spectaculaire n'a été observé.
« Jusqu'à présent, nous n'avons pas rencontré de pathologies majeures sur le plan psychiatrique, confirme le Dr Nicolas Fontaine, un jeune généraliste qui exerce en cabinet de groupe à Pont-Rémy, un petit village à une dizaine de kilomètres d'Abbeville, où l'eau est montée par endroit jusqu'à 1,50 m. En tant que médecins de campagne, nous sommes habitués à accompagner nos patients. Depuis trois semaines, très peu d'entre eux ont perdu les pédales, même si, à la longue, la situation se fait pesante. Certes, on a été amené à prescrire quelques anxiolytiques et des antidépresseurs, mais aucune hospitalisation n'a été nécessaire. »
Médecins en barque
Pour ce praticien, les journées sont plus longues que d'habitude. Non pas en raison d'une augmentation des appels, mais se déplacer est devenu souvent très problématique. « Tous les jours, il m'arrive de monter dans des barques de pompiers pour accéder à des habitations cernées par les eaux. J'ai mes bottes dans le coffre de la voiture. »
Le Dr Pascaline Magné exerce, quant à elle, depuis quatre ans à Abbeville, en plein quartier aujourd'hui inondé ; l'eau s'est arrêtée à cinq petits mètres du cabinet. Et ce sont ses patients qui, pour éviter un détour à pied sec de huit kilomètres, sont amenés à se rendre en barque à ses consultations.
« On ne réalise pas davantage d'actes qu'en période normale, constate-t-elle, mais le besoin de parler de nos clients est tel que nous leur consacrons forcément davantage de temps, au moins trente ou trente-cinq minutes, pour qu'ils évacuent un peu de leurs angoisses. Au départ, j'ai dû prescrire pas mal d'anxiolytiques, mais, à présent, c'est comme si les gens s'étaient accoutumés à la situation, ils ont surtout besoin d'écoute. »
La crainte de ruptures thérapeutiques
Le Dr Magné avoue qu'elle est comme tout le monde, « soumise au stress, à l'anxiété... On est tous sous le choc, on pense aux proches contraints à l'évacuation. Et à ceux dont on ne reçoit plus de nouvelles. Ces malades qui étaient en traitement et qui n'appellent plus. Où sont-ils ? Bénéficient-ils toujours de la prise en charge indispensable à leur traitement ? »
Cette question taraude nombre de praticiens qui, comme le Dr Jovelet, appréhendent les ruptures thérapeutiques pour des patients sous neuroleptiques, ou dont le suivi, cardiologique ou autre, pourrait avoir été suspendu par les événements.
Quoi qu'il en soit, « si les gens nous posent beaucoup de questions et s'il faut majorer un peu les posologies des anxiolytiques pour les personnes les plus fragiles, les demandes que nous traitons sont généralement noyées dans un renouvellement de traitement, constate le Dr Marie-Renée Lesage, qui effectue un remplacement dans la petite ville touristique de Saint-Valéry, au sud de l'estuaire de la Somme ; ils subissent visiblement un fort stress, mais cela ne constitue pas le motif de la consultation ou de la visite. Souvent, ils ne s'en confient que dans un deuxième temps ».
Ou bien ils n'en parlent pas du tout. Ce dont témoigne le Dr Willliam Descheemaker, médecin de SOS à Amiens, qui fait des remplacements en secteurs inondés, comme Chauny. « C'est tout juste si, quand ils ont une sinusite, ils m'interrogent sur le lien possible avec la montée des eaux. »
Car, évidemment, les problèmes ORL sont suivis de près. Sans que nos interlocuteurs puissent confirmer un pic dans ce domaine. Pas davantage de remontées sur les risques infectieux en tous genres (salmonelloses, gastro-entérites, leptospiroses, hépatites, etc.).
Un réseau sentinelle
Le Dr Chantal Erault, médecin inspecteur de la direction départementale de l'Action sanitaire et sociale d'Amiens (DDASS), a envoyé la semaine dernière un courrier à l'ensemble des généralistes du département, pour leur proposer de participer à la mise en place d'un réseau sentinelle à ce propos, en lien avec l'Institut de veille de sanitaire (InVS). « Nous avons besoin de disposer d'informations épidémiologiques précises, de manière à engager les actions préventives appropriées, en association avec toutes les structures concernées que sont la DRIRE, la DDE, l'IFREMER, la direction de l'Agriculture, etc. »
Car, « sans parler de possibles accidents industriels, confie le Dr Fontaine, la question des eaux croupies, des fosses septiques éventrées qui se répandent, avec le pullulement des rats, devient chaque jour plus préoccupante. Pas très loin d'Abbeville, nous avons par exemple une gigantesque décharge publique qui baigne sous les eaux, avec un ruissellement en aval sur des petits villages sans protection aucune... ».
Demain, les problèmes pourraient donc devenir autrement aigus que ces petites dermatoses irritatives, lésions cutanées et autres petites plaies surinfectées occasionnées par le croupissement des pieds dans des bottes humides.
Demain hante aujourd'hui les esprits de tous nos interlocuteurs. « On a fait tenir les gens dans l'espoir qu'après deux mois au grand maximum, tout allait rentrer dans l'ordre, note le Dr Cyrille Guillaumont (CHU d'Amiens), coordinateur de la cellule médico-psychologique.
Or, les eaux, aujourd'hui, ne baissent pas, leur niveau aurait même tendance à monter encore, avec les grandes marées et les averses des derniers jours. Alors, dans ces conditions, comment ne pas s'alarmer pour demain ? »
« Au début du mois, les gens ont fait face aux événements en état d'urgence, ils ont tenté de combattre les éléments. Dans un deuxième temps, ils ont fait avec l'invasion des eaux, s'épuisant à pomper, en proie au stress de tous les jours et de toutes les nuits. Maintenant, nous sommes entrés dans une troisième phase : les gens sont épuisés, à bout nerveusement et physiquement, en proie à un stress chronique qui provoque irritabilité, agressivité, insomnies et pertes de contrôle. A la moindre remontée des eaux, l'angoisse peut les engloutir. »
Dans ce contexte, les rumeurs qui accusent Paris et les pouvoirs administratifs d'avoir entraîné la catastrophe en manipulant à dessein les écluses, pour sauvegarder la capitale au mépris des populations picardes, ces rumeurs ont la vie dure pour fournir, estiment les psychiatres, une cause rationnelle à un enchaînement d'événements irrationnels. Et les manifestations localement dégénèrent très vite en violences contre les boucs émissaires de circonstance.
« Je suis hyperinquiète pour demain, ne cache pas le Dr Magné. Quand on va nous avouer qu'il va falloir continuer à vivre comme ça pendant des semaines ou des mois encore. Ce n'est pas à proprement parler apocalyptique. Mais les images de notre vie quotidienne sont traumatisantes pour tout le monde, avec ces militaires qui patrouillent autour des maisons abandonnées pour faire la chasse aux pillards. En temps normal, notre pays est tellement plaisant... »
Jeudi, la DDASS réunira à Amiens tous les responsables administratifs, sanitaires et médicaux pour aviser des mesures à prendre au long cours. Pour s'installer, en Somme, dans l'état d'urgence.
La FEHAP solidaire des victimes
La Fédération des établissements hospitaliers et d'assistance privés à but non lucratifs (FEHAP), qui tenait la semaine dernière son congrès annuel à Amiens, a tenu à marquer sa solidarité, à cette occasion, avec « les victimes des intempéries, des pluies diluviennes, des inondations des dernières semaines ».
L'organisation, qui regroupe quelque 2 300 établissements et services, a lancé auprès de ses adhérents l'opération « FEHAP solidarité » autour de deux idées : d'une part, une vente de bretelles portant le logo FEHAP, au prix de 70 F la paire, l'argent ainsi réuni allant au soutien de premières nécessités. D'autre part, deux stands proposeront un registre sur lequel les associations, fondations, organisations et institutions pourront s'inscrire pour proposer aux sinistrés de leur apporter le soutien de leurs moyens divers. Un compte bancaire spécifique FEHAP solidarité recueillera les contributions qui seront adressées aux autorités de la région picarde.
10 millions supplémentaires pour les sinistrés
Lionel Jospin a décidé de débloquer 10 millions de francs supplémentaires pour les victimes des inondations dans la Somme. Cette somme s'ajoute aux 20 millions attribués aux collectivités locales pour reconstruire les équipements publics non assurables et à l'aide d'urgence de 1,2 million débloquée au profit de la population. Une cellule interministérielle chargée de coordonner les actions de l'Etat a été mise en place. En outre, l'état de catastrophe naturelle a été déclaré dans 108 communes touchées, ce qui permet l'indemnisation des sinistrés par les compagnies d'assurance.
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