«REVOLUTIONNAIRE» : ainsi Ingres se définissait-il lui-même. Baudelaire, quant à lui, parlait d’un «homme audacieux par excellence». Dès l’entrée dans les salles de l’exposition, le ton est donné. Le visiteur pénètre par la rotonde du hall Napoléon, où se répondent les magistraux « Jupiter et Thétis » (1811) et « le Songe d’Ossian » (1813-1835). Ces deux toiles sont animées d’un souffle qui transcende la tradition classique. Les couleurs sont énergiques et hardies, les poses des personnages d’une étonnante modernité.
Ingres a toujours refusé de se plier à un académisme convenu. Au cours de son apprentissage dans l’atelier de David, où il entre en 1797, il étudie les principes de composition et l’anatomie, développe son goût pour l’Antique et pour Raphaël et s’affirme comme le dernier représentant du néoclassicisme. Pourtant – et c’est bien là le fameux paradoxe, habilement et maintes fois souligné dans l’exposition –, si Ingres est l’héritier de la tradition classique, il sait aussi aménager et dépasser celle-ci. L’une de ses premières toiles, la sensuelle « Achille et les ambassadeurs d’Agamemnon », pour laquelle il obtient le prix de Rome en 1801, est un mélange de conventions et de hardiesses.
Les premiers portraits réalisés par Ingres (de 1797 à 1806) sont déjà extrêmement singuliers, raffinés et très personnels. Le peintre développe un style réaliste et idéalise en même temps les visages. Son souci de l’exactitude ne l’empêche pas d’affecter à ses personnages des poses qui correspondent parfois peu à la réalité. Les traits sont admirablement expressifs, comme chez les gracieuses et pures « Belle Zélie » et « Caroline Rivière ». Dès son arrivée à la villa Médicis, en 1806 (il en deviendra le directeur en 1834), Ingres exécute plusieurs portraits de Français résidant à Rome (le directeur des postes, le chef de la police…).
Le tout-Paris et les nus.
Malgré une apparente austérité, malgré leur impassibilité, ces personnages sont animés d’un souffle de vie énergique. Leur représentation est d’une grande justesse. Le peintre désirait «faire parler [leurs] yeux», ce à quoi il parvint admirablement. Dans les années 1820, Ingres peint le tout-Paris et renforce l’expressivité de ses modèles en y ajoutant une profondeur psychologique surprenante. Et jusqu’aux derniers portraits consacrés à la haute société (1841-1855), et dans lesquels le peintre exalte les parures, les étoffes, les matières et les couleurs (ces dernières sont très majestueuses), les figures et les tempéraments s’expriment, qu’ils se montrent hautains, rêveurs ou vertueux (célèbres « Vicomtesse d’Haussonville », « Baronne James de Rothschild », « Madame Moitessier » et « Princesse de Broglie »).
Si l’audace et la singularité d’Ingres, voire l’étrangeté de sa sensibilité – on parla du «culte du bizarre» qu’aurait cultivé le peintre de Montauban –, sont très évidentes dans ses portraits, c’est dans ses multiples représentations de nus féminins, son sujet de prédilection, que son art se manifeste de la manière la plus intime et personnelle. Depuis les premières créatures nues des années 1800 (« la Grande Odalisque » et Angélique dans « Roger délivrant Angélique ») jusqu’aux souverains « Bain turc » et « la Source », peints dans les dernières années de sa vie, Ingres glorifia les formes de la femme avec un érotisme troublant. Les couleurs des chairs sont tantôt mordorées, tantôt laiteuses. Les poses sont lascives et sensuelles. Les corps, d’une impudeur triomphante, se trouvent représentés dans leur apothéose. Quelques anomalies anatomiques bien connues rendent ce «libertinage sérieux» (le mot est de Baudelaire) exaltant et éclatant de vie. Comme on est loin ici de la rigidité classique et convenue dont on a parfois qualifié l’oeuvre d’Ingres !
Certes, des sujets sages et réfléchis, des commandes sérieuses, ponctuent ça et là sa production, comme en témoignent le monumental « Voeu de Louis XIII » ou les deux célèbres toiles représentant Napoléon Ier, exposées au début du parcours. Mais ces dernières ne sont pas si classiques et orthodoxes qu’elles le paraissent ; l’étrange et fascinant « Napoléon Ier sur le trône impérial » fut d’ailleurs fortement critiqué en son temps.
On appréciera enfin les charmantes petites toiles aux couleurs vives de la « période troubadour », durant laquelle Ingres voulut remettre au goût du jour le Moyen Age et l’histoire de France (voir « Don Pedro de Tolède baisant l’épée d’Henri IV » ou « la Mort de Léonard de Vinci »). On découvrira les oeuvres du renouveau catholique (1841-1855), issues des années durant lesquelles Ingres fut animé d’une inspiration religieuse (« l’Espérance » est une toile étonnament dépouillée et épurée ; « la Vierge adorant l’enfant endormi » déploie une gamme de couleurs particulièrement douces et délicates).
Et, surtout, on ne manquera pas la centaine de dessins exposés dans les petites alcôves qui rythment le parcours : les pages stylisées des premières années, inspirées par un retour à l’Antique ; les charmantes figures d’enfants (en particulier les exquises « Soeurs Montagu ») ; les copies des maîtres de la Renaissance italienne (Léonard de Vinci, Raphaël, Giorgione), mais aussi Dürer et Holbein ; les dessins consacrés à Madeleine Chapelle, la femme aimée, dont l’image est déclinée en neuf rares portraits ; les études préparatoires pour « le Martyre de Saint Symphorien » destiné à la cathédrale d’Autun ; les représentations des musiciens Paganini ou Franz Liszt, dans la section qui évoque le violon d’Ingres…
L’exposition du Louvre est d’une grande harmonie. Elle est organisée selon un ordre chronologique et livre un regard exhaustif sur Ingres. Elle témoigne du foisonnement et du syncrétisme étonnant de sa création, de l’éclectisme de son oeuvre, de la richesse de ses recherches picturales, de ses contradictions, de ses excès même et, enfin, de la gamme de ses éclatants coloris.
Un peintre immense, de ceux dont on ne se rassasie pas, si ample, si divers et si singulier fut son génie.
« Ingres », musée du Louvre, hall Napoléon, Paris1er. Tlj sauf mardi, de 9 h à 17 h 30 (mercredi et vendredi jusqu’à 21 h 30). Entrée : 9,50 euros. Tél. 01.40.20.53.17. Jusqu’au 15 mai. A noter : la toile du portrait du duc d’Orléans d’Ingres vient d’entrer dans les collections du musée du Louvre grâce au mécénat d’Axa, tout comme le magnifique dessin du portrait de Charles Marcotte d’Argenteuil, réalisé en 1811 par le peintre de Montauban, qui, lui, a été acquis grâce au mécénat d’Arjowiggins - groupe Sequana Capital. Conférence , le jeudi 9 mars, à 18 h 30 : « Les mensonges d’Ingres », par Adrian Rifkin, Middlesex University, Londres.
A voir aussi
– A Paris, au musée Eugène-Delacroix (6e) : « Entre Ingres et Delacroix : François-Etienne Haro », jusqu’au 15 mai.
– A Montauban, au musée Ingres : « Ingres invite Adrien Goetz », jusqu’au 31 mars ; « Ingres visite Raphaël », jusqu’au 30 avril , « Ingres et l’Antique », du 15 juin au 15 septembre.
– A Strasbourg, au musée des Beaux-Arts : collages d’Ingres, du 1er mars au 1er juin.
A lire
– Catalogue de l’exposition, coédition Gallimard/Musée du Louvre, 400 p., 40 euros.
– « Album de l’exposition », par Vincent Pomarède, coédition Gallimard/Musée du Louvre, 48 p., 8 euros.
– « Ingres/Regards croisés », par Dimitri Salmon et Jean-Pierre Cuzin, éd. Mengès/RMN.
– Revue « Dada » (à partir de 7 ans), numéro spécial Ingres, Louvre/Mango.
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