« Alors, vous voulez interroger l'australopithèque ? » « Il paraît que vous vous intéressez enfin à nous, les rebelles, les réfractaires, les indécrottables... » C'était un petit appel en haut à droite, quelques lignes dans une page des Infos génés du « Quotidien » du 30 septembre, ce journal que l'on apprécie tant de lire installé dans un fauteuil confortable. Sous le titre « A ceux qui n'aiment pas l'informatique », on leur proposait de donner leur témoignage. Alors, ils et elles ont décroché leur téléphone et pris le temps d'une conversation, ont faxé un courrier, manuscrit bien entendu, et même, pour l'un d'entre eux, envoyé une carte par la poste.
Eh oui, ils n'aiment pas ça, ils se sentent handicapés du clavier et trouvent que cela ne sert à rien dans leur pratique. Parfois, ils hésitent à donner leur nom car ils ont peur d'être pris pour des retardataires. Mais le plus souvent, ils assument sans complexe leur hostilité ou leur indifférence, convaincus au fond qu'ils défendent les valeurs d'une médecine humaniste en train de se perdre face à la pensée unique des bits. « Attardée et fière de l'être », proclame cette psychiatre qui n'a pas non plus de télévision, ni de téléphone portable.
Ces médecins passent visiblement à travers les mailles des filets des instituts de sondage. Avec eux, d'ailleurs, on ne fera pas de statistiques, car il est difficile de les classer dans une catégorie. Ils ne supportent que les entretiens qualitatifs. Ce sont des individus qui entendent bien le rester et ne pas se fondre dans la masse informatisée.
Une remarque s'impose. Avec leur conjoint, les enfants, l'ordinateur à la maison, le médecin « vierge d'informatique », comme se définit le Dr Gilles, 50 ans, généraliste à Dieppe, qui va d'ailleurs s'y mettre pour l'envoi de courriels à titre personnel, n'existe pratiquement plus. Même le Dr Isabelle H., dermatologue dans les Hauts-de-Seine, qui, d'avance, « se décourage pour l'apprentissage », regarde avec envie l'ordinateur de la maison dont se servent, « très bien d'ailleurs, mes enfants et mon mari ». Bien sûr, elle n'aime pas l'idée de se retrouver seule au cabinet avec, pour toute aide, une hot line que ses confrères lui décrivent comme injoignable.. . « Ajoutons que j'ai un confrère qui s'est déjà fait piquer deux fois son ordinateur. »
« Je n'ai pas envie d'être visité régulièrement pour approvisionner le quartier en matériel informatique », confirme le Dr Michel Mondoulet qui exerce à Toulouse-Le Mirail depuis vingt-deux ans et a déjà subi dix cambriolages.
Pourrait-t-on leur donner tort quand on voit les malheurs de certains ?
Une histoire pavée de déboires
Il suffit d'entendre l'histoire du Dr Gay, généraliste à Rouen, informatisé il y a trois ans avec un ordinateur acheté en grande surface et qui a vécu quatre mois un « cauchemar hallucinant » avec pannes incessantes et pour finir destruction de la carte mère. « Le jour où j'ai tout rendu, je me suis senti libéré comme autrefois le conscrit à la fin de son service militaire. Ouf, la quille. »« J'ai pu constater lors de mes remplacements les malheurs des médecins informatisés : plantages, lenteur à la saisie des données, problème d'accès à Internet, témoigne Lionel Anxo, médecin urgentiste, qui n'a « que » 35 ans ; j'ai fait un effort et acheté cet été pour la maison un ordinateur dernier cri avec antivirus aussitôt infecté par le ver Blaster. J'ai passé un temps fou avec les différentes hot lines. » C'est d'ailleurs par prudence que le Dr Remy Epinat, généraliste à Roanne, 50 ans, auteur d'une thèse d'informatique, a « choisi de rester en dehors » par peur des bugs et parce qu'il trouvait dans les années 1990 « les outils peu efficaces pour un généraliste ».
« Je possède 3 ordinateurs, mon fils un et ma femme un aussi, mais aucun au cabinet », explique encore le Dr Philippe Graftiaux, acupuncteur homéopathe à Avrillé (49), rendu méfiant par l'instabilité des systèmes d'exploitation et le manque de fiabilité à long terme des logiciels.
« J'ai pas le temps »
Des médecins informatisés heureux, ils en ont cependant tous rencontré mais, autre frein pour celui qui hésite, cela leur a pris du temps. « J'ai peur d'y passer trop de temps et de devenir accro », confie le Dr Samy Saleh, gynécologue hospitalier et libéral à Nemours, qui préfère laisser le travail à sa secrétaire parce qu'il « n'aime pas ça ».
« Je travaille cinq jours et demi par semaine et je préfère consacrer mon temps libre à lire des journaux ou livres médicaux. Il faudrait s'investir pour comprendre pas mal de choses en informatique et je n'en vois pas l'utilité », estime le Dr Jean-Paul Cumenal, de Beaune-la-Rolande (45).
« Depuis la naissance de mes enfants, mes moments de liberté sont consacrés à la famille, aux activités sportives et culturelles et aux voyages. Je ne pense pas avoir le temps de tapoter sur un clavier », confirme le Dr Mondoulet.
Au détriment des patients ? « J'ai des copains informatisés qui passent plus de temps avec l'informatique qu'avec les patients », remarque le Dr Gilles. « On ne peut pas faire à la fois de la bonne médecine et en plus être un bon informaticien. Ce n'est pas compatible au niveau temps et compétence », renchérit le Dr Gressus, 45 ans, de la Seyne-sur-Mer.
Et puis il y a ceux que l'obligation de télétransmettre semble avoir définitivement bloqués. Comme le Dr Marquevielle, 51 ans, MG à Villeneuve-de-Marsan (40). « Je télétransmets et c'est tout. J'ai une imprimante toute neuve jamais branchée. On m'a obligé à faire un travail gratuit. Je n'ai rien contre l'informatique mais je l'ai prise en grippe. » Même constat du Dr Delumeau, acupuncteur à Trégastel (22), qui a acheté son ordinateur sous la pression des caisses : « C'est un investissement lourd qui ne m'apporte rien. »
La crainte d'une moins bonne médecine
Une autre raison invoquée par ceux qui refusent de confier les précieuses données de leurs patients à l'informatique, c'est la « perte d'informations dans la saisie clavier ».
« Le dossier sur ordinateur, c'est plus rien dans les dossiers, résume le Dr Gay, on supprime beaucoup de précisions ; c'est réducteur. Le danger, c'est une médecine standardisée et aseptisée. »
C'est particulièrement vrai en psychiatrie : « On ne peut pas mettre l'histoire des gens dans l'ordinateur. L'essentiel est dans la tête, souligne le Dr Catherine Anczyk-Bernard, 50 ans, installée à Brest ; j'ai un dossier papier sur lequel je gribouille discrètement et je mets au propre à la maison. »
Le Dr Françoise-Alice Wolf, gynécologue à Besançon, estime, quant à elle, qu' « il y a des choses très intimes à noter dans le dossier, que je note après et qui sont de fait protégés par mon écriture illisible ».
Et puis, au fond, pourquoi affronter sa lenteur de frappe au clavier quand on est satisfait de son système, comme le Dr Mohamed Sosse-Alaoui, 41 ans, généraliste à Gundershoffen, dont les dossiers papier sont « très organisés et très ordonnés, avec des codes personnels. »
D'autant que « cela casse la relation si on ne sait pas bien taper », estime le Dr Eric Henry, 43 ans, généraliste à Auray (Morbihan), informatisé depuis cinq ans, qui poursuit : « Si les dossiers informatisés, c'est très pratique et bien rangé, les bilans automatiques, cela endort l'intelligence du médecin. Si on se repose sur les alertes, on risque de passer à côté de quelque chose. » Mieux vaut se fier à sa mémoire quand elle est « forte », comme celle du Dr Jean-Paul Cumenal, de Beaune-la-Rolande (45), qui ne voit pas pourquoi « s'embarrasser d'un outil qui n'améliorerait pas ma pratique médical ». Le Dr Gressus évoque « le danger d'une médecine presse-bouton où le renouvellement de l'ordonnance est automatique ». « Pour la qualité médicale avant la robotisation », plaide le Dr Cumenal.
Et la convivialité ?
Enfin, dernier argument, l'informatisation se ferait au détriment de la convivialité.
« Il y a une pensée unique. On a tendance à obliger le médecin à se conformer à un schéma. C'est un peu inhumain », déplore le Dr Dominique Bund, généraliste en Alsace, informatisé avec un logiciel conçu sur mesure. Finalement, conclut le « rebelle à l'informatique » Michel Mondoulet, « je n'ai pas l'impression d'être exclu du circuit social mais je me rends compte que les gens perdent de plus en plus la convivialité d'une réelle communication humaine et c'est désolant ».
Sans compter qu'il y a encore, comme a pu le constater le Dr Henry lors d'une formation pour « cas désespérés », « un bon paquet de médecins sur le bord de la route ».
*www.ipsos.fr/CanalIpsos/article/1182.asp
Le regard d'un formateur
« Depuis dix ans, le niveau s'améliore et je vois de plus en plus de femmes,mais ce n'est pas rapide, constate le Dr Gilles Perrin président-fondateur de l'AMGIT 38, je vois des réticents qui y viennent parce que ça s'impose doucement. On n'en rencontre plus qui pour éteindre l'ordinateur utilise l'interrupteurmais la culture informatique reste faible »
Gilles Perrin en convient : « le médecin est un enquiquineur. Souvent, il ne s'y est pas mis de son bon gré mais sous la contrainte de la télétransmission et il fait un amalgame global de rejet ».
En outre et le phénomène est bien connu des éditeurs eux-mêmes, dix pour cent des utilisateurs exploitent leur logiciel correctement.
« En général, le médecin a trop de paramétrages à faire, alors il tient son dossier de façon minimaliste, il inscrit par exemple la tension et gère les recettes. Pour faire ça, à quoi bon avoir un logiciel à 1 500 euros ! Ceci dit, il en faut pas généraliser, si le dossier a été bien pensé, il est souvent bien rempli. Certains médecins se font de belles maquettes et gagnent du temps. Enfin, on ne dira jamais assez « le rôle de soutien des clubs utilisateurs pour résoudre les difficultés d'un médecin qui tout seul se trouve rapidement paumé. »
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