DE RECENTES enquêtes témoignent, paraît-il, d'une très forte soif de justice chez les Français. Un désir corrélatif du fait que d'immenses inégalités matérielles, financières, s'étalent sous les yeux de beaucoup. Les travaux de Girard ont montré que l'on désirait le même désir que l'autre, plus que les objets eux-mêmes. Reste que nos sociétés sont celles de la jalousie, serpent perfide et froid. Déjà la banlieue hurle son malheur de n'avoir pas de Vélibs.
Pourtant, on s'accommode très bien des très fortes inégalités matérielles et socioculturelles. Le sociologue du peuple Pierre Bourdieu et les sociologues de l'élite chic, le couple Pinçon-Charlot, ont pu montrer la permanence de la reproduction du patrimoine et de la culture sans choquer grand-monde. A cela une raison précise, dit Alain Renaut, le modèle de l'élitisme républicain, qui permettrait à tout représentant de la masse scolaire d'accéder à l'élite, la certitude que tout le monde a, au moins a priori,ses chances. L'auteur notant que l'ampleur des inégalités constatées n'a pas constitué un frein à l'ascension possible «tant que l'accès à un enseignement supérieur s'ouvrant à partir des années 1970, au plus grand nombre, a pu apparaître comme l'une des expressions de cette synthèse entre liberté et égalité».
Deux crises qui ont marqué notre pays montrent que le « scandale des inégalités » s'est déplacé. La crise des banlieues à l'automne 2005 et celle du CPE au printemps 2006 ont mis l'accent sur les maigres chances de réussir des enfants issus des banlieues défavorisées. Les inégalités de départ sont de fait cumulatives, elles ne cessent de se creuser. Le scandale pourtant apparaît surtout lié à l'impossibilité qu'a de réussir quelqu'un qui a les capacités de le faire. Voici qu'on ne réclame plus d'être traité de façon égale, mais d'être traité comme un égal suivant la célèbre distinction de Ronald Dworkin*. Tout doit donc être fait pour compenser, il faut qu'un étudiant brillant venant d'un milieu difficile soit plus aidé. Un soutien compensatoire qui, on le voit, amène à cette « affirmative action » qui consiste moins à lutter contre les discriminations qu'à remédier aux situations inégalitaires, comme le veut le théoricien américain J. Rawls.
L'égalité en droit dont nous parlions au début reste totalement formelle, elle ne fait illusion pour personne. Elle garantit que la règle du jeu est la même pour tous, qu'aucun coureur du 100 mètres ne sera autorisé à en courir 90, ou contraint de faire 105 mètres. Traduite dans le langage scolaro-universitaire, elle assure un fonctionnement a priori honnête, car général, des examens et des concours.
Dans la réalité, il y a de nombreuses raisons de penser que les dés sont pipés, même si l'illusion demeure forte. Ainsi Alain Renaut éclaire-t-il le jeu universitaire, où, faute de sélection à l'entrée de l'université par un concours-guillotine, de nombreux étudiants issus de milieux défavorisés vont faire « un tour de piste », en perdant en fait quatre ou cinq années dans des licences ou maîtrises les conduisant in fine à des impasses.
Mais comment assurer la perpétuation de l'idéal républicain cher au vénérable directeur d'études universitaires Louis Liard au XIXe siècle ? En l'occurrence, trouver l'élitisme dans la masse... Alain Renaut refuse un examen d'entrée à l'université, dont l'esprit hypersélectif est mis au compte de la pensée de droite. Mais il refuse aussi d'adhérer à la répulsion hystérique qu'une certaine gauche accole à l'idée de sélection, en particulier cette fameuse variante dite par « l'échec », expression assez creuse et tautologique qui cache le fait que bon nombre par ailleurs réussissent.
Degrés de réussite.
Mieux, ou pire, diront certains, il propose même d'étaler la sélection, par exemple entre la quatrième étude (master 1) et la cinquième (master 2).
«Ainsi, dit-il – et nous sommes contraints pour bien le saisir de le citer en totalité –, reçu à son année de master1, un étudiant peut se faire délivrer un diplôme de maîtrise qui atteste d'un niveau supérieur à la moyenne, mais inférieur à celui qui est requis pour s'inscrire en master2.»
Si nous avons abusé de la patience du lecteur en entrant dans les arcanes de ce sujet, c'est pour qu'il constate que la sélection existera bien, mais qu'il s'agira d'orienter en fonction des « degrés de réussite ». Sélection entre deux types d'étudiants, les excellents et les... très excellents. Un esprit conforme à l'élitisme républicain, très proche de l'esprit américain, mais dont on ne voit plus trop en quoi il sous-entend un fort soutien aux plus défavorisés a priori, au sens de J. Rawls.
Quant à l'égalité prise en son sens philosophique, elle est curieusement retournée en son contraire dans nos sociétés, sous forme de droit pour chacun à la différence.
« Egalité et discriminations. Un essai de philosophie politique appliquée, de Alain Renaut, éd. Seuil, coll. « La couleur des idées », 210 pages, 19 euros.
* On connaît à cet égard la célèbre, mais un peu sinistre boutade : l'égalité, à la radio allemande des années trente, c'était une minute pour Hitler, une minute pour les juifs.
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