Idées
OUI, PLUS DE CÉSAR, de czar, de tsar, finie l’arrogante Rule Britannia, couverts de honte les sinistres pantins annexant les peuples, pillant leur économie et jouant avec le globe terrestre. Mais on continue d’évoquer la domination géopolitique des États-Unis, constitutive d’un « empire américain ». Et, pour certains, les Palestiniens vivent sous le joug d’une puissance de type néocolonial qui perpétue au Moyen-Orient la domination occidentale des siècles passés.
Enfin, à propos de la très malsaine querelle de la « concurrence des victimes », assimilant Shoah et douleur des colonisés, s’est posé la question de la repentance des puissances coloniales, ou au contraire des « aspects positifs » de la colonisation.
On remarquera que nous avons un peu triché en amalgamant très vite impérialisme et colonialisme. C’est parce que l’Histoire montre que l’impérialisme semble s’identifier à la mainmise sur l’économie des territoires conquis, il se résout nécessairement en un « empire colonial » et, dès les années 1880, cette notion est l’objet d’attaques véhémentes. L’idée directrice du livre est de comprendre ce phénomène à partir de ceux qui le critiquent.
La vieille école libérale considère que les coûts de la conquête militaire sont trop élevés, qu’elle profite surtout aux privilégiés qui investissent dans les compagnies de transports maritimes ou aux industries d’armements et qu’elle a peu d’intérêt pour le pays lui-même. C’est en gros la critique de l’Anglais John A. Hobson dans son livre « Imperialism : a Study », publié en 1902.
Moderne Montesquieu, Hobson pense que le colonialisme concerne les régions tropicales et que le commerce entre la Grande-Bretagne et les autres pays industriels concurrents suffit. La conquête profite surtout à ceux qui ne la paient pas. Laissons faire le marché.
En revanche, les tenants de l’expansion coloniale en font, tel Jules Ferry, « la fille de la politique industrielle ». Pour eux, elle est moins visée économique que nécessité de maintenir la présence de la France défaite en 1870-1871. Ajoutons à cela la vieille obsession française de la « mission civilisatrice ».
Prolétaires et colonisés.
C’est bien entendu avec Marx que l’império-colonialisme tient son critique emblématique, mais il faut pour ce dernier passer par la phase dialectique du développement industriel installé grâce à la bourgeoisie. Une fois celle-ci éliminée de la sphère politique, le marché mondial sera soumis au contrôle des peuples les plus avancés.
Mais c’est avec Lénine que la critique prend forme et se radicalise. Dans son « Impérialisme, stade suprême du capitalisme » de 1916, remanié en 1920, il fait de l’impérialisme le stade qui découle inévitablement du capitalisme. L’avidité, l’obsession du profit débordent le cadre des nations, c’est le début des monopoles et des cartels. Stade suivant mais stade ultime, car les rivalités entre impérialismes sont la cause des guerres, qui finissent par détruire les économies.
Une explication qui fait bon marché des nationalismes, mais qui a l’« avantage » de susciter un puissant fantasme : prolétaires et colonisés, même combat. Dans la révolution mondiale, tous les dominés seront enrôlés joyeusement, puisque leurs intérêts deviennent communs…
Dans son essai bien construit, à la rigueur aronienne, Henry Laurens s’applique à contenir les simplismes et à déjouer le prêt-à-penser. Ainsi montre-t-il que le lien entre colonialisme et impérialisme n’est pas de stricte nécessité. À preuve, la décolonisation ne marque pas la fin des empires, mais laisse face-à-face les deux blocs antagonistes de la Guerre froide. En fait, deux formes particulières d’impérialisme. Le soviétique n’est que répression idéologique exercée sur les pays satellites ; l’américain aura l’intelligence d’être aussi culturel qu’économique. « Ce ne sont plus les Européens mais les États-Unis qui définissent la modernité, dit Laurens, ils ont pris une avance décisive dans la production de masse et l’accès à la société de consommation. » Ainsi, depuis la fin de la dernière guerre, « l’anti-américanisme est une réaction culturelle et non le rejet d’une prépondérance politique et économique ».
Mais les États-Unis constituent-ils aujourd’hui un empire, s’interroge longuement l’auteur ? Y a-t-il encore hégémonie de ce qu’Hubert Védrine nommait il y a peu « l’hyperpuissance » ? La multiplicité de ses alliés, la fréquence de ses interventions, l’arrogance de son discours conduisent à voir dans ce pays l’archétype d’un empire moderne. Une affirmation que tempèrent la constatation qu’il ne semble pas vouloir s’emparer de territoires ou de richessses étrangères et qu’aujourd’hui, il n’a plus que la suprématie des déséquilibres économiques. Pourquoi ne pas penser, avec Henri Laurens, qu’il peut y avoir des empires sans visées agressives, mais « par consentement ». Ne serait-ce pas le cas de l’Europe ?
Henry Laurens, « l’Empire et ses ennemis - la question impériale dans l’histoire », Seuil, 237 pages, 18 euros.
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