«SON VENTRE est tendu; il vomit, a 39°C depuis 24heures, pas de trace de Mac Burney et un Douglas bien sensible.»«Mon vieux Jacques, se dit-il, analyse bien sa sémiologie, c'est pas le moment de te tromper...» Il était 17 heures, ce lundi de juin 1944. Ayant terminé son examen clinique et rapidement jugé de la situation, le Dr Jacques Rethel s'adressa à son malade en termes sobres et directs : «Major Preiller, vous avez à l'évidence une appendicite en train de se compliquer: il faut vous opérer très vite et tout ira bien.»
Médecin de campagne à Sainte-Marie-du-Mont, dans la Manche, Jacques Rethel avait l'habitude de recevoir à son cabinet des cas urgents, qu'il adressait régulièrement à la clinique la plus proche, à 10 km, celle de Carentan. Ce n'était pas non plus la première fois qu'il était réquisitionné par les Allemands pour examiner en urgence l'un des leurs, notamment un officier supérieur. C'est donc avec calme qu'il avait reçu à 16 h 30 l'appel du général Érich Hahn, commandant le 84e corps d'armée stationné à Saint-Lô : «Dr Rethel? Ici le général Hahn. J'apprends que mon aide de camp, le major Friedrich Preiller, en visite d'inspection sur notre Mur à Audouville, a de violentes coliques; il aurait aussi beaucoup de fièvre. Il faut qu'il soit vu immédiatement par un médecin. Il sera chez vous dans moins d'un quart d'heure. Je vous rappellerai dans 45minutes pour avoir vos conclusions.» Homme de sang-froid, le Dr Rethel n'eut aucune émotion dans la voix pour renseigner le général Hahn lorsque celui-ci rappela comme prévu vers 17 h l5 ; il s'entendit intimer l'ordre d'accompagner personnellement le malade à la clinique de Carentan.
Rethel pensa, l'espace d'un instant, à son existence. Hier midi, dimanche, il s'était déjà rendu en urgence à la clinique – pour voir un malade, avait-il dit à son épouse –, mais en fait pour transmettre un message à Cécile Geai, la dame de l'accueil, toujours aimable et disponible. Cécile était aussi le relais clé de son réseau de résistance. Le message codé, qu'il avait lui-même reçu le dimanche matin de Guillaume Mornet, son ami d'enfance et son chef de section, était destiné à informer Londres de l'installation de trois nouvelles batteries antiaériennes sur le Mur, au-dessus de Fontenay-sur-Mer.
«Chienne de vie», pensa-t-il. Combattre les Boches un jour et les soigner le lendemain! À quand donc le débarquement?»
Une blessure grave.
Chassant ses états d'âme, Rethel contempla avec calme le major Preiller allongé sur son bureau. Il mit la main sur le téléphone pour appeler le Dr Jean Henriette, chirurgien à la clinique de Carentan, lorsque Laure, son employée de maison, frappa à la porte : «Monsieur, une blessure grave du genou, peut-être une fracture, arrive à l'instant; l'homme est dans la salle d'attente.». Rethel reposa le combiné : «Mais… je pars sur le champ à Carentan», dit-il sèchement. Néanmoins, il demanda au major Preiller de patienter quelques secondes, et fit irruption dans la salle d'attente, bondée comme tous les lundis après-midi. Laure l'avait appelé non pas «Docteur», comme elle le faisait habituellement, mais «Monsieur» : c'était le mot de passe, convenu entre eux, pour lui dire qu'un membre du réseau était là. Il reconnut immédiatement Guillaume Mornet. Le genou gauche recouvert d'un pansement de fortune, celui-ci semblait beaucoup souffrir. Se penchant sur lui pour l'examiner succintement, Rethel reçut, cinq sur cinq, sa seule phrase, émise d'une voie basse et douloureuse : «Docteur, j'ai mal, très mal au genou; et j'ai chaud, très chaud; il fait chaud à suer… il fait chaud à Suez.» Le message tant attendu – après celui du 1er juin, «Les sanglots longs des violons de l'automne...», annonçant l'imminence du débarquement – était arrivé, qui mettait en route le plan Vert, le sabotage des chemins de fer et du matériel ferroviaire par son réseau. Avec sang-froid, Rethel fit mine de rassurer le blessé, dit à Laure que son état pouvait attendre son retour, et qu'elle devait immédiatement prévenir la clinique de Carentan de son arrivée avec le major Preiller. Il revint dans son bureau, souriant à son malade. Il savait ce qu'il lui restait à faire : transmettre le message du plan Vert à Cécile, qu'il verrait à la clinique ; elle en assurerait la diffusion au reste du réseau.
Vingt minutes plus tard, Jacques Rethel expliquait au Dr Henriette – chirurgien, mais aussi chef du réseau – la situation de son malade et l'accompagnait jusqu'à l'entrée du bloc. Dehors, l'attendait le chauffeur allemand pour le ramener chez lui, à Sainte-Marie-du-Mont, comme l'avait demandé le général Hahn. Rethel se dirigea avec sérénité vers la sortie, s'arrêta à l'accueil, et dit à Cécile, d'une voix à peine audible, mais claire : «Une urgence de plus..., une appendicite mais avec beaucoup de fièvre; le malade avait chaud, très chaud; il fait d'ailleurs chaud à suer; il fait chaud à Suez...»
L'éclair soudain qui jaillit dans les yeux de Cécile lui confirma la bonne réception du message.
Heures décisives.
Dans la voiture du général Hahn, il eut du mal à contenir sa joie, mais il avait appris à garder, en tout lieu, un visage de circonstance. À 18 h 30, arrivé devant chez lui, le Dr Rethel dit au chauffeur allemand : «Je pense que tout devrait aller bien pour le major, mais les 48prochaines heures seront décisives…»
C'était le lundi 5 juin 1944 ; nous étions à 5 km d'un lieu qui, le lendemain, jour J du débarquement allié, passerait dans l'histoire sous le nom d'Utah Beach.
PS – Les noms des personnages de cette nouvelle sont pure fiction mais pas les événements, ni les lieux géographiques, ni les dates. Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler que le message codé « Il fait chaud à Suez », venant après le célèbre « Le sanglot long des violons de l'automne... », était destiné à mobiliser la résistance française qui, par des sabotages, préparait à sa manière le D-day. * Professeur émérite à l'université Paris-VII, ancien médecin chef de service des Hôpitaux de Paris.
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