> Idées
L'ABSENCE d'identité claire correspond bien à un mal-être ; Eric Dupin (1), chercheur spécialiste de la gauche française, l'établit très vite en prenant l'exemple des jeunes beurs qui ne sont plus arabes et ont l'impression de n'être pas français. Il met aussi en lumière le caractère relativement récent de la question même de l'identité : les années 1970.
L'érosion, l'effacement des grands référents que furent longtemps travail, famille, patrie, a laissé l'individu sans repères, une façon de dire que l'identité était avant tout le résultat d'une identification. Ce ne serait pas si douloureux si la modernité n'était venue le happer avec son cortège de problèmes. Que devient la mémoire dans un monde pris par le vertige du présent ? Pouvons-nous encore « être » quelqu'un, lorsque partout gagne une mondialisation qui uniformise la consommation, répand un pauvre anglais comme seul vecteur de communication ? Doit-on se réfugier, comme le prônent certains philosophes, dans le nombrilisme culte de l'individu et ses plaisirs ? Ou bien laisser exploser la diversité des communautarismes ?
Eric Dupin, qui décortique avec méthode tous ces problèmes, nous prévient d'éviter deux écueils. Le premier est celui de la pleurnicherie sur un monde révolu. L'attendrissement sur le passé oublie l'irrespirable contrôle que la famille ou l'Eglise exerçaient naguère sur l'individu. Mais il y a aussi l'excès inverse : la glorification des « nouvelles identités » - régionales, sexuelles - avec de la part de la gauche une idéalisation de toute « minorité » dominée, thème de remplacement des idéaux collectifs trop râpés. Ceci débouche sur une possibilité un peu confuse d'identités plurielles : pas facile de se sentir profondément à la fois basque, alpiniste et homosexuel.
L'auteur, qui analyse par ailleurs longuement l'effritement des credos politiques traditionnels ainsi que des concepts tels que la notion de « classe », cerne avec bonheur le mouvement altermondialiste. Par sa composition hétérogène, la confusion de ses thèmes, ses contradictions (il est principalement ancré dans le monde riche), n'est-il pas malgré tout le signe même d'une crise identitaire mondiale, précisément parce qu'il n'apporte pas de réponse moniste et lisse ?
Symptôme révélateur, réponse maladroite, l'identité se confond-elle avec sa propre recherche, à la fois cercle vicieux et fuite asymptotique ? Eric Dupin n'est pas loin de le penser.
Construction sociale.
C'est plus en spécialiste de l'histoire et de la psychologie sociale que Jean-Claude Kaufmann (2) s'empare de ce sujet. A vrai dire, un de ses livres précédents, « Ego » (Nathan, 2001), se situait dans le même champ. D'autre part, on se souvient de sa manière suggestive d'enserrer des faits sociaux empruntés à la trame quotidienne : le mythe du prince charmant chez la femme seule ou les attitudes sur les plages.
Dans « l'Invention de soi », il commence par noter comme Eric Dupin que la question de l'identité ne se pose pas dans les sociétés primitives ou traditionnelles, l'individu y étant totalement enchâssé par des déterminants sociaux qui nient en lui toute particularité. L'identité doit être comprise comme un processus lié à l'individualisation et à la modernité.
Tentant d'éviter la sempiternelle querelle individu ou société, Jean-Claude Kaufmann définit ce processus comme « régulant la construction sociale ». L'identité serait ainsi « le mouvement par lequel l'individu reformule toujours davantage la substance sociale qui le constitue ». Une conception dynamique qui s'éloigne de la Reproduction selon Bourdieu, qui était une sorte de machine s'imposant à l'individu de l'extérieur. Si l'on veut trancher la question, on se demandera plus concrètement si un grand bourgeois se rendant en loden vert dans une confortable auberge du 7e arrondissement modifie ou récite le rituel social.
La liberté que donne la modernité permet à l'auteur de mettre en valeur un concept clé : l'individu devient plus réflexif. Il s'interroge, se dédouble, mesure les postulats qu'impliquent ses affirmations et ses actes. Une réflexivité qui va en sens inverse de la construction d'identité. Celle-ci est plutôt fermeture. « Son objet n'est pas le vrai mais le sens », dit Gauchet. Elle est, ajoute Kaufmann, un système permanent de « clôture et d'intégration du sens dont le modèle est la totalité ». On le voit bien dans la délectation lyrique qui accompagne certaines célébrations (fêtes celtiques, par exemple) : il s'agit de retrouver ses racines, d'écouter avec les siens une musique qui signifie la même chose pour tous. Au point que Ricœur avait proposé le concept de « mêmeté », qui a l'avantage de souligner ce qu'il y a d'impasse tautologique dans toute vénération de l'identitaire.
Finalement, on se dit que la construction de l'identité ressemble un peu, lorsqu'elle est « réussie », à un processus de glaciation assez proche de ce que Sartre nommait le sérieux. Elle ne devient intéressante que lorsque interviennent des dérives : lutte pour la reconnaissance de soi contre un autre faisant la même chose, et c'est toute la lutte sociale qui s'enclenche. Ou bien, plus grave, l'enfermement dans son identité peut nous mettre en décalage avec une réalité que nous ne jugeons plus qu'à l'aune de nos rêves, ce que Kaufmann appelle l' « emballement fictionnel », comme si l'extrême bord de l'identité coïncidait avec la schizophrénie.
Apparemment, il ne suffit pas d'avoir une carte, il faut, dirait Nietzsche, devenir ce que l'on est. Or, pourquoi la conquête de soi passerait-elle paradoxalement par le collectif ? Sommes-nous tous ces « imbéciles heureux qui sont nés quelque part » ? D'autres pistes intéressantes sont à explorer du côté de la dermatologie, car la peau, « sac dans lequel on est cousus », comme dit Winnicot, marque la limite entre le moi et l'extériorité et nous constitue profondément (3).
Et puis, comme le hurle Cioran, ne pourrait-on pas se contenter de n'être rien ?
(1) « L'Hystérie identitaire », d'Eric Dupin, éd. Le Cherche Midi, 161 p., 14 euros.
(2) « L'Invention de soi. Une théorie de l'identité », de Jean-Claude Kaufmann, éd. A. Colin, 325 p. 20,50 euros.
(3) L'occasion de (re)lire le petit livre de F. Dagognet : « la Peau découverte », éd. Les Empêcheurs de penser en rond, 1993.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature