LE QUOTIDIEN
L'utopie, au sens commun du terme, c'est ce qui n'est pas réalisable. Alors l'hôpital utopique a peu de chances d'exister ?
:LUCIEN SFEZ
Effectivement, si l'hôpital utopique doit satisfaire toutes les aspirations, il ne représente qu'un but à atteindre dont on se rapproche progressivement, dans une version optimiste des choses, ou un idéal dont on s'éloigne de plus en plus, selon une vision plus pessimiste ! Mais si l'on se réfère aux utopies littéraires, ainsi appelées d'après « l'Ile d'Utopia », de Thomas Moore, parue en 1816, on s'aperçoit que, depuis le milieu du XIXe siècle, les utopies, procédés littéraires souvent utilisés par les philosophes pour critiquer la société de leur temps, sont devenues technologiques, c'est-à-dire présentées comme réalisables grâce au progrès scientifique.
Ainsi, entre 1880 et 1930, on recense aux Etats-Unis une soixantaine d'utopies technologiques, élaborées non plus par des philosophes mais par des ingénieurs, des chefs d'entreprise, des médecins.
Les utopies qui adoptent la forme d'un récit sont caractérisées par la présence de cinq marqueurs : l'isolement, la toute puissance du narrateur, les règles de vie avec le rôle essentiel de l'hygiène, l'imaginaire technique qui sous-tend le projet, le retour aux origines. C'est ainsi que j'ai observé l'apparition d'une nouvelle utopie, celle de la santé parfaite*.
Le poids de la technique
QM:L'hôpital est donc une terre d'utopie ?
LS:L'institution hospitalière en regroupe plusieurs traits de façon évidente. La notion d'isolement, rendu nécessaire par la crainte de la contagion, est omniprésente. Elle tend d'ailleurs à s'accentuer avec le déplacement des hôpitaux hors des périmètres urbains. La spécialisation des disciplines instaure également des cloisons. Les règles d'hygiène constituent un des points forts de la structure hospitalière. La technique est aujourd'hui le moteur de l'hôpital, je dirai même sa finalité, puisqu'il est le seul à offrir aux médecins des espaces spécifiques pour guérir leurs malades. Quant au marqueur de l'auteur-démiurge, il se retrouve dans les contraintes et visées, imposées par le techno-économique. La communauté des savants est durcie en communauté de techniciens. A chaque mal, sa machine.
Reste le retour aux origines, à la perfection originelle. Si cette notion est très présente dans d'autres utopies de la santé parfaite, comme le projet Biosphère-II ou le décryptage du génome humain (voir plus loin), au sein de l'hôpital, elle apparaît avec les corps devenus transparents à la technique comme ceux d'Adam et Eve qui n'avaient aucun secret pour leur créateur.
Seul l'aspect critique est absent. Mais il est vrai qu'il n'est pas commode ni guère prudent pour les malades de critiquer les techniques médico-hospitalières. Ils sont bien obligés d'obéir aux médecins. L'utopie hospitalière fait en tout cas partie de celle de la santé parfaite.
Un vieux rêve
QM:... dont nous rêvons tous
LS:La vie et la santé du corps ont toujours été une préoccupation majeure. On trouve déjà cela dans « l'Eve future » de Villiers de l'Isle-Adam : un être à notre image qui, grâce à la science, ne peut mourir, hermaphrodite, autosuffisant et stérile. Il s'ensuit une vision globale de la société future : la Grande santé où l'on vit désormais pour être en bonne santé. Vieux rêve, donc, mais la nouveauté, c'est que, avec les moyens techniques actuels, cela devient réalisable.
J'ai étudié plus particulièrement trois exemples relevant de l'utopie de la santé parfaite : le projet Génome humain, l'expérience Biosphère-II et le projet Artificial Life. Avec le séquençage et le décryptage du génome, présenté lors de son lancement en 1986, comme « le Graal de la génétique », nous avons ouvert le chemin de la médecine prédictive qui réduit à néant l'idée de destin. Avec Biosphère-II, où huit biosphériens ont vécu en autarcie sous un dôme isolé en plein désert d'Arizona, pendant deux ans, l'utopie est de type bio-écologique. Quant au projet Artificial Life, il ne vise rien de moins que la transformation totale de l'humanité, avec l'élaboration d'un corps nouveau ou corps-machine qui échappe au vieillissement, à la précarité, à la mort. Ces trois exemples présentent tous les marqueurs de l'utopie.
QM:Et votre conclusion ?
LS:L'hôpital est une utopie concrète. Il participe au discours ambiant de l'homme vieillissant jusqu'à 150 ans, débarrassé de toutes ses maladies. Déjà en pratique, sauf accident, on ne meurt plus du cur.
Ce vaste projet est soutenu par les industries de la santé avec l'adhésion du plus grand nombre. Car notre opulence fait de nous des enfants gâtés, et nous ne supportons plus rien. C'est l'idéologie dominante et cela va coûter cher. Grâce à la génomique, la prévention généralisée va se développer. Il est temps de commencer des enquêtes empiriques qui permettront d'établir les bonnes conditions pour développer la concertation des malades avec les médecins et plus généralement avec l'ensemble du personnel soignant. Il faut imaginer un malade partenaire susceptible de faire contrepoids à la technique toute puissante. Les médecins auraient tort de vivre ce partage comme une perte de pouvoir alors qu'ils ont tout à gagner à retrouver la vision d'ensemble qui était la leur autrefois, quand le techno-scientifique était moins omniprésent.
* Lucien Sfez a développé sa thèse dans l'ouvrage « la Santé parfaite, critique d'une nouvelle utopie », paru en 1995 au Seuil. On en retrouve une synthèse dans le « Que Sais-je » sur « Le rêve biotechnologique » du même auteur. Enfin, les actes du colloque de Cerisy, qui s'est tenu sur « L'utopie de la santé parfaite » en juin 1998 sous sa direction (publié aux PUF en janvier 2001), fournissent une analyse fouillée de l'utopie d'une santé et d'un corps parfait.
Un parcours en quatre thèmes
Les quatre salles du parcours proposé par Anne Nardin, conservateur du musée et commissaire de l'exposition, s'ouvrent chacune sur une définition de l'utopie. La scénographie de Dominique Chouillou s'inspire du vocabulaire architectural de la cité idéale dont l'hôpital, « ville dans la ville », est une illustration.
La première salle, en retraçant la naissance des trois grandes formes de l'institution hospitalière, rappelle combien l'hôpital fait toujours figure de modèle. Qu'il s'agisse de l'Hotel-Dieu médiéval où le pauvre malade figure le Christ, de l'hôpital médicalisé de la fin du XVIIe siècle imprégné de la philosophie des Lumières, ou de l'hôpital dédié à la science médicale toute-puissante à la fin des années cinquante.
Puis l'exposition nous invite à reconnaître les valeurs positives portées par l'utopie. L'hôpital est en fait appelé constamment à s'améliorer. L'hospitalité, la fonctionnalité, la meilleure répartition sur le territoire sont des chantiers permanents. Parmi les derniers en date, la quête d'un nouveau modèle pour les établissements de gériatrie.
Dans la troisième salle, ce sont au contraire les dérives qui sont examinées, comme la création au milieu du XVIIe siècle de l'hôpital général, conçu au départ comme un lieu de régénération sociale et qui se transforme en hôpital-prison. Sans oublier la période révolutionnaire, qui entend faire table rase de l'institution.
Enfin, la dernière salle projette le visiteur dans l'hôpital de demain. Quel hôpital se prépare, comment et par qui ? Quelle place pour les soignants et les malades ?
On ne s'étonnera pas de trouver dans cette exposition peu d'objets mais beaucoup de textes, de plans, de gravures, de traités, de dessins, de citations. Une exposition à lire autant qu'à regarder.
Hôtel de Miramion, 47, quai de la Tournelle, 75005 Paris, tél.01.40.27.50.05, ouvert de 10 h à 18 h du mardi au dimanche, sauf jours fériés.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature