AU DÉBUT, il y a, se bousculant un peu, des faits qu'il faut bien rappeler. L'opposition liée à l'approbation de la loi du 23 février 2005, dont l'article 4 imposait que les programmes scolaires reconnaissent «le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord»: ces quelques lignes suscitèrent des protestations parmi la population dont les ascendants ont connu l'oppression coloniale et les luttes de libération nationale.
Mais dans le contexte précis de l'embrasement des banlieues, de la querelle du voile islamique, du discours sur la fracture sociale, ces mêmes protestations en entraînent une autre encore plus véhémente : il s'agit là de pulsions identitaires, d'un communautarisme susceptible de faire éclater l'identité nationale française. Dans une interview au journal israélien « Haaretz » (18 novembre 2005), Alain Finkielkraut dépasse même l'idée de la simple revendication communautaire, les révoltes des banlieues représentant pour lui la haine antirépublicaine et même anti-occidentale, la revanche d'un particularisme à la fois ethnique et religieux.
Précisément, ce que le livre de Costantini cherche à établir, c'est que cet universalisme républicain «a été déformé par la constance de sa complicité historique avec le colonialisme». Il installe donc en position centrale les idéologies, les traditions, le bain d'idée permettant de légitimer un discours a priori contradictoire. Nous reviendrons vers la fin sur la problématique qui, ici, se dessine en creux.
Il convient donc de débusquer la mise en place d'une maçonnerie idéologique assez solide. Elle permet de présenter comme nécessaire ce qui relevait de l'avidité expansionniste, de lire l'arbitraire à la lueur de l'inéluctable.
La survie des espèces annexantes.
Quoi de plus habile que de situer dans la nature cette avidité ? Aussi verra-t-on chez les animaux et même chez les végétaux une tendance à la conservation par l'extension des espaces occupés, c'est la loi de toute évolution. Un peu de Spencer, beaucoup de Darwin pour expliquer que ne survivent que les espèces annexantes. Ainsi se fait une sélection des énergies les meilleures de l'espèce, qui améliore ses chances de survie. Il suffit d'adapter alors ce schéma à l'homme. Le second thème, le plus efficace, tient au concept même de civilisation. Il désigne moins un état qu'un mouvement, un processus par lequel l'homme se transforme et s'améliore. Le très classique « Vocabulaire de la philosophie » de Lalande précise que «l'histoire nous montre la civilisation s'étendant peu à peu à tous les pays et à tous les peuples».
On l'a compris, on a là un merveilleux outil mental pour justifier dans les faits la moralité de l'aventure coloniale. Elle devient l'instrument de la diffusion des valeurs universelles typiques de la tradition française au monde entier. Une volée de citations est là pour muscler ce discours. Ne gardons que celle d'Albert Sarraut dans « Grandeur et servitude coloniales » définissant la mission de la civilisation française : elle est d' «éclairer les chemins où trébuchent douloureusement les races moins fortunées que la sienne»... Tout ceci s'inscrit normalement dans un projet qui, certes, consiste au début à assujettir, mais tend finalement à assimiler totalement le territoire colonial au territoire métropolitain. On pense ici irrésistiblement à un texte de Jean-Jacques Rousseau dans l'« Essai sur l'origine de l'inégalité », dans lesquels les riches proposent aux pauvres un pacte : mettons ensemble tout ce que nous avons, et passons tous sous les mêmes lois universelles protégeant nos propriétés...
Comment imposer autrement que par la force, au moins au début, cet «universalisme français» garant de toutes les valeurs positives. Là encore, l'humour de Rousseau peut s'appliquer au sauvage grossier et rétif : «On le forcera à être libre. »
Comment peut-on tenir, avec ce que Sartre nommait astucieusement la bonne foi de la mauvaise foi, un discours fondé sur une scandaleuse contradiction ? Par exemple justifier la torture au nom du salut de l'âme, comme le faisait l'Inquisition. Exploiter et brutaliser des colonisés au nom de la Civilisation rédemptrice ou d'une noble idée de l'Homme, du Progrès, etc.
On entrevoit plusieurs réponses, dont le simplisme semble pourtant effarant. L'idéologie d'une époque est aveuglante, au point qu'aucune contradiction ne peut apparaître. Il n'y a pas si longtemps que les peuples, noblement appelés « premiers » aujourd'hui, étaient des primitifs, des sauvages. Termes longtemps conservés par les ethnologues eux-mêmes. On peut aussi parier sur le machiavélisme et la saloperie humaine : mettre en coupe réglée un peuple tout en affirmant vouloir le civiliser relève finalement de la simple tartufferie ricanante, cela amuse le Diable.
Dino Costantini nous déçoit légèrement lorsqu'il dit ne pas vouloir «réduire l'universalisme à une simple justification idéologique de la brutalité coloniale». Il préfère voir dans le discours colonial «le caractère irréalisé de cet universalisme et donc l'irréalisation de notre démocratie».
Ne faut-il pas interpréter cette tiédeur comme l'exquise courtoisie d'un auteur conscient de se mêler «en étranger» à un pays ami ?
Dino Costantini, « Mission civilisatrice », traduit de l'italien par Juliette Ferdinand, éditions La Découverte, collection « Textes à l'appui, 271 pages, 24 euros.
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