ON PEUT DIRE qu’il est fidèle à ses idées, Pascal Bruckner, qui écrivit il y a déjà vingt ans « le Sanglot de l’homme blanc ». C’est ici de façon plus particulière l’homme occidental qui pleure, en même temps qu’il argumente sur tous les maux qu’il a créés, tandis qu’en France les mémoires se mettent en concurrence de malheur et s’hypervictimisent.
La querelle récente sur les bienfaits de la colonisation a allumé mille feux et semble s’être provisoirement conclue par la condamnation absolue de ce fait historique assimilé à « un crime contre l’humanité ». Bruckner voit là un symptôme de cette tendance à s’autodéchirer qui affecte plus que jamais l’homme occidental. «L’Européen moyen, homme ou femme, est un être d’une sensibilité extrême, toujours prêt à s’attribuer la pauvreté de l’Afrique, de l’Asie, à s’apitoyer sur les malheurs du monde, à s’en attribuer la responsabilité, toujours à se demander ce qu’il peut faire pour le Sud, au lieu de se demander ce que le Sud peut faire pour lui-même.»
Faut-il voir dans cette attitude le retour des idéologies des années 1960, débarbouillées des 70 millions de morts du Grand Timonier, des massacres de Pol Pot, du fascisme cubain et de la guerre civile algérienne ? Pascal Bruckner semble oublier que ces idéologies sont aujourd’hui trop déconsidérées pour ressurgir. Il n’en reste pas moins qu’il n’a pas tort de montrer que nous sommes tombés dans de nombreux pièges qui ont tous un même but : nous faire nous sentir redevables auprès des descendants de peuples colonisés d’une dette qu’on ne pourra jamais payer. Le fameux rachat qu’on ne pourra pas racheter dont par le Nietzsche à propos du christianisme.
Dans un chapitre particulièrement inspiré, l’auteur montre comment Auschwitz est devenu un symbole plus que redoutable. Manipulé et simplifié, il finit par être revendiqué comme forme à la fois universelle et vague de la « victimité », ce qui nous vaut des formules étonnantes. «Il (le malheur juif) fascine non comme une abomination mais comme un trésor dont on croit possible de retirer des avantages. On n’a pas tant sensibilisé l’opinion à une abjection majeure, on a alimenté une métaphysique perverse de la victime.»
Faut-il alors s’étonner que, faisant jouer à plein l’illusion rétrospective, on présente souvent l’oppression coloniale comme contenant déjà la Shoah : les enfumades de Bugeaud en Algérie annonceraient les chambres à gaz ; l’historien Claude Ribbe voit en Napoléon celui qui a préparé «l’extermination industrielle d’un peuple» ; et c’est sous les acclamations générales que le prédicateur Tariq Ramadan affirme que «les musulmans sont comparables aux juifs des années30».
Cette fascination du mal absolu, doublée d’une totale «reductio ad Hitlerum», permet de manipuler grossièrement l’histoire en permettant à n’importe quel peuple d’être considéré comme victime. Comme le dit Bruckner avec une glaciale ironie, ce n’est pas tant qu’ils ne croient pas à la Shoah, ils pensent mettre à la place des juifs des peuples plus méritants !
A la délectation morose de l’autoaccusation, Bruckner oppose la capacité qu’a eu l’Occident de mettre fin à l’esclavage, au communisme et au nazisme. Il a vaincu ses monstres, il reste à la France à ne pas se laisser fragmenter par le poison des communautarismes internes.
L’héritage colonial.
On retrouve beaucoup de thèmes de Bruckner dans le livre vif et exigeant de l’historien de la colonisation Daniel Lefeuvre, mais le point de vue est recentré sur les minutes d’un procès intenté à la colonisation française. Procès ? Le mot est beaucoup trop convenable, car on nous montre ici comment la génération anticolonialiste née après la guerre d’Algérie a fait de « l’héritage colonial » le mal absolu. Située dans le droit fil des horreurs de la traite négrière et de l’esclavage, la conquête coloniale aurait radicalisé jusqu’à l’extrême sauvagerie les actes à l’égard des autres : massacres, tortures, exécutions, multipliés par l’absence de distinction entre soldats et civils.
Il n’est pas surprenant de voir Bruckner et Lefeuvre réunis par une bête noire commune, l’historien Olivier Le Cour Grandmaison qui, dans son livre au titre très révélateur, « Coloniser, Exterminer »* affirme que la colonisation de l’Algérie vers 1830 a atteint un sommet dans l’atrocité.
Peut-être trouvera-t-on que l’argumentation de D. Lefeuvre est parfois un peu légère. Elle consiste finalement à dire qu’avant la conquête de l’Algérie, le mépris absolu de la vie d’autrui s’était déjà incarné dans le massacre des rebelles du Palatinat par les soldats de Louis XIV ou dans les exactions de la Convention contre les Vendéens. Bref, une horreur a toujours précédé celle que l’on examine actuellement et il n’est pas besoin de faire de la surenchère diabolisante.
On s’intéressera plus particulièrement aux derniers développements de l’ouvrage : ils évoquent le lien que font les fameux « indigènes de la République » entre la postcolonisation, la situation des immigrés en France et les difficultés d’insertion des « jeunes » de banlieue. En persuadant ces derniers qu’ils sont la résultante de cette causalité diabolique, on accroit l’image d’une France patchwork de communautés, là où il faudrait travailler à réduire les fractures.
« La Tyrannie de la pénitence – essai sur le masochisme occidental », Pascal Bruckner, Grasset, 260 pages, 16,90 euros.
« Pour en finir avec la repentance coloniale », Daniel Lefeuvre, Flammarion, 232 pages, 18 euros. * Fayard, 2005.
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