C ULTURELLEMENT, peut-être parce que la biologie est cousine de la médecine, les biologistes se sont dans l'ensemble tenus éloignés de la chose militaire, beaucoup plus en tout cas que leurs confrères physiciens. La jonction du sabre et de l'éprouvette est-elle en train de s'opérer ?
Le sujet a resurgit à l'occasion de la guerre du Golfe, à propos de l'arsenal irakien. Que la composante biologique de cet arsenal ait été réelle ou surestimée pour les besoins de la cause - on se souvient de « la quatrième armée du monde » -, il ne pouvait en toute hypothèse s'agir que d'armes biologiques « conventionnelles », type charbon. Sans sous-estimer l'horreur de ces joujoux meurtriers, on dispose au moins de moyens de s'en défendre.
C'est cet équilibre précaire que pourraient remettre en cause les progrès des biotechnologies, en général, et de la microbiologie et du génie génétique, en particulier. « Mettez des biologistes dans une pièce pour un brain storming, il en sortira d'innombrables possibilités », résume Steven Block, un biophysicien de Standfordt, membre en 1997 d'un groupe d'experts auprès du gouvernement américain.
Il est vrai que l'on dispose, dès aujourd'hui et de plus en plus, d'une panoplie de techniques permettant toutes les prouesses en matière de malfaisance. On peut conférer une résistance aux bactéries via le transfert de gènes ad hoc. Une souche de Bacillusanthracis porteuse d'un gène de bêta-lactamase deviendrait ainsi résistante aux pénicillines. On apprend d'ailleurs par l'article de « Nature », que les soviétiques, qui ont rarement déçu lorsqu'il y avait une c... à faire en matière militaire, ont entretenu jusqu'en 1992, sur les territoires russe et kazakh, un réseau de laboratoires qui avait réussi à produire une souche de Yersinia pestis résistante à 16 antibiotiques.
On pourrait également introduire un gène de toxicité dans une bactérie anodine. Voir par exemple le cas de E. coli O157:H7, qui exprime une toxine hépatique potentiellement létale. Et naturellement, plus on connaîtra de gènes de toxicité ou de résistance, plus les possibilités seront nombreuses.
Pourquoi, d'ailleurs, s'encombrer d'une bactérie quand il serait si simple d'administrer directement le gène toxique à l'ennemi héréditaire via un vecteur viral ? De l'antithérapie génique, en quelque sorte. Pourquoi même modifier un agent existant, donc connu, lorsqu'on estime aujourd'hui possible de créer de toutes pièces une bactérie « minimale », comportant de l'ordre de 300 gènes, et qui échapperait probablement à la plupart des moyens de détection traditionnels ? Après l'avion furtif, la bactérie furtive. Au passage, c'est là l'une des raisons pour lesquelles Graig Venter, qui menait jusqu'à présent ces travaux, les a suspendu jusqu'à nouvel ordre.
A priori donc, les possibilités offertes à un esprit fertile sont pratiquement illimitées. Et même si des agences américaines (US Defense Advanced Research Project Agency) mènent des recherches sur des moyens de détection à très large spectre, on soupçonne que le projectile aurait cette fois d'emblée pas mal de longueurs d'avance sur la cuirasse.
Cela étant, s'il est bon d'être prévoyant, il l'est moins, passé un certain âge, de s'amuser à se faire peur. Voyons maintenant le point de vue de l'utilisateur. Si les armes biologiques n'ont pas fait recette jusqu'à présent, c'est beaucoup moins par humanisme que parce qu'elles seraient inefficaces sur un théâtre d'opération. Outre qu'elles justifieraient des représailles impitoyables, c'est probablement parmi les utilisateurs qu'elles feraient le plus de victimes, car il faut les fabriquer, les stocker, les transporter, les « expédier », avec les risques à chaque étape. Même les états les moins avares en chair à canon ont peu de propension à l'autolyse.
Des possibilités pratiquement illimitées
L'action terroriste ? Les candidats ne manquent pas. Mais, là encore, des agents biologiques renforcés, d'une manière ou d'une autre, ne paraissent pas d'un bénéfice évident par rapport à la panique monstre que provoquerait déjà l'utilisation d'un agent naturel. D'autant que les mutants hautement pathogènes en laboratoire, se révèlent souvent - heureusement - incapables de survivre en milieu naturel, le gain de fonction pathogène ayant toujours un coût biologique susceptible d'handicaper les fonctions vitales de l'agent.
Bien sûr, il ne faut pas désespérer des vrais amoureux du progrès. L'acte criminel avec un agent modifié ne peut être exclu. Pour autant, la plupart des experts s'accordent à penser que, pour le moment au moins, génie génétique et biotechnologies n'ont rien ajouté au risque inhérent aux agents naturels et n'ont guère bouleversé les termes du problème. « Le pire n'est pas un scénario réaliste. »
Si la technique fait apparaître un risque nouveau, celui-ci tient bien plus à l'accident qu'à la malveillance. Ce qu'on a vu, il y a quelques mois, lorsque des chercheurs de Camberra, cherchant à obtenir un vaccin contraceptif chez la souris, ont fabriqué un virus de la variole murine recombinant pour le gène de l'IL4. Le virus s'est révélé létal chez tous les animaux, y compris les animaux vaccinés (« le Quotidien » du 15 janvier 2001). Les Australiens avaient alors multiplié les avertissements contre le risque d'utilisation militaire d'un virus ainsi modifié. A juste titre, sans doute. Mais à trop chercher ce que pourraient faire « les autres », il ne faudrait pas perdre de vue que le principal risque spécifiquement lié aux biotechnologies réside dans l'activité de laboratoires aux visées tout à fait civiles.
C. Dennis, « Nature », vol. 411, 17 mai 2001.
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