PARCOURS D'EXIL. Centre de santé médico-psychologique, dans le 15e arrondissement de Paris. Médecine générale, psychothérapie, thérapie familiale, kinésithérapie. L'an dernier, 830 patients ont poussé cette porte au rez-de-chaussée d'un immeuble anonyme. Un chiffre en augmentation régulière depuis la création de l'association, en 2002. La moyenne d'âge est de 26 ans, avec près d'un quart de mineurs au jour de la première consultation. Venus de 46 pays différents, ces demandeurs d'asile ou réfugiés sont africains pour près de 80 % d'entre eux, avec une majorité de Guinéens (31 % des prises en charge). Tous ont été victimes dans leur corps et leur psychisme de l'atteinte la plus caractérisée aux droits de l'homme qu'est la torture. Parcours d'exil a bien sûr ses statistiques. Mais son fondateur et animateur, le Dr Pierre Duterte, fait émerger de l'anonymat des chiffres des réalités cliniques personnelles et remarquables. « Un médecin face à la torture, terres inhumaines* », le livre qu'il vient de publier, préfacé par Robert Badinter, est un témoignage violent, comme les coups, viols, brûlures, étouffements, ruptures d'os et de tendons dont ont été victimes ses patients. Un livre qui décrit les sévices et analyse la relation médecin-malade dans les colloques les plus singuliers qui soient.
«Quand ils pénètrent pour la première fois dans mon bureau, certains se blottissent dans l'encoignure de la porte, comme paniqués, raconte-t-il. D'autres, s'étonnant du nombre de chaises et de fauteuils disposés autour de mon bureau, expriment une inquiétude. Je leur explique que c'est à eux de choisir leur siège, selon la proximité qu'ils souhaitent avoir avec moi.» Une place pour apprécier le degré de confiance, à l'exacte intersection des rapports sociaux et de la relation médecin-malade.
Quand il était généraliste, installé pendant 14 ans à Arleux (Nord), le Dr Duterte estime qu'il n'aurait pas été capable de repérer ces patients victimes d'actes de torture. «Ils se plaignent de mal dormir, d'avoir mal à la tête, ils n'évoquent jamais directement les traitements qu'ils ont subis. La plupart des généralistes passeront donc à côté du diagnostic. Et les psychiatres également. Quand SOS Psy intervient, c'est souvent pour poser un diagnostic de paranoïa, car le tableau est évocateur de ces pathologies, et ils s'en vont après avoir prescrit les psychotropes habituels.»
Beaucoup de ces patients ont des raisons d'avoir peur des médecins. Tant de thérapeutes sont partie prenante dans le processus tortionnaire : il y a les « visites médicales », avant et entre les séances, la psychiatrie dévoyée au service du pouvoir dans l'ex-Union soviétique, cette pratique toujours en vigueur en Chine, sous le nom de zhengzhi shengjingbing, psychose politique ou maladie politico-mentale.
Ecoute et empathie.
Pour restaurer la confiance, le Dr Duterte recommande de sortir du questionnaire restrictif si fréquent chez nous : «Quand ont commencé vos douleurs? Dans quelles circonstances? Quels remèdes avez-vous pris? Un tel protocole, explique-t-il, pour la victime de tortures, revêt immédiatement un caractère répressif et policier. Mes consultations durent volontiers une heure, une heure et demie. C'est de l'exercice médical à l'état pur: de l'écoute, de l'empathie, appuyées sur l'examen clinique, par quoi tout commence.»
Le grand avantage, note-t-il, de l'approche du généraliste par rapport à celle du psy, c'est qu'il faut toucher les corps. «Quand le patient se plaint d'un mal au ventre, je l'examine, je regarde, je palpe.»
De son tiroir, le généraliste sort ses seuls instruments : un stéthoscope et un marteau à réflexe. Une extrême économie de moyens qui ne l'empêche pas de poser des diagnostics de lithiase biliaire ou de colique néphrétique. Bien sûr, il rédige des prescriptions médicamenteuses, mais l'art du thérapeute s'exprime essentiellement dans le dialogue : «Un dialogue paradoxal, sans chercher d'abord à savoir; en renonçant à la position dominante de thérapeute pour n'être plus qu'auditeur, afin que la victime puisse exhumer son passé. Et que le récit de son histoire, fragment de l'histoire avec un grand H, ne soit plus un simple exposé, mais une révélation personnelle, intime.» Evidemment, le directeur médical de Parcours d'exil se garde d'être un extorqueur de confessions, ce qui reviendrait à «exercer une nouvelle forme de torture, enveloppée dans les oripeaux de la compassion, pour intégrer la victime dans le système occidental salvateur».
Expliquer sans cesse.
Le problème fondamental, à Parcours d'exil, c'est donc, résume le Dr Duterte, d' «amener le patient, adulte, adolescent ou enfant, qui n'a connu toute sa vie que la trahison, à essayer de croire de nouveau en quelqu'un, ne serait-ce qu'un tout petit peu. Quand je recueille ne serait-ce que 5 ou 10% de confiance, j'ai appris à considérer ces tout petits scores comme des cadeaux».
Dans cette relation qui peut se prolonger plusieurs mois, avec parfois des patients qui reviennent consulter tous les jours, le médecin doit s'expliquer sans cesse sur chacun de ses actes. A ce patient torturé à l'électricité, l'ECG doit évidemment faire l'objet d'un long préliminaire. De même qu'il faudra faire acte de pédagogie sur la radio du crâne de cet homme qui demande pourquoi on tient tant à regarder sa tête de mort…
La confiance, toujours la confiance. Elle s'exerce dans les deux sens. Le thérapeute doit aussi apprendre à faire confiance à son malade. «Quand quelqu'un vous semble bizarre, recommande le Dr Duterte, vous devez éviter de réagir comme s'il tentait de vous manipuler et vous appliquer à comprendre les raisons de son état.» Confiance en soi, en son art médical, en sa capacité de guérir ces patients. De ce point de vue, assure-t-il, les perspectives thérapeutiques, à Parcours d'exil, sont souvent moins cruelles qu'en médecine générale, quand il faut accompagner un patient atteint d'une leucémie et dont l'état se dégrade inexorablement. Beaucoup des victimes peuvent guérir».
Editions Jean-Claude Lattès, 262 pages, 17 euros.
Clinique de la barbarie
L'internationale de la torture a ses règles, constate le Dr Duterte, qui en dresse l'illisible catalogue :
– La falaka, originaire d'Iran, consiste à frapper la plante des pieds des victimes à l'aide de baguettes, bâtons, câbles ou autres. Elle est parfois appliquée dans les écoles, au Moyen-Orient, en Turquie et même en Grèce.
– Les suspensions varient selon les pays. En Mauritanie, la victime est pendue la tête en bas, ou poignets liés sur les genoux, un bâton passé entre les genoux et les bras. Au Pakistan, les patients sikhs sont suspendus par les cheveux et parfois attachés à des sortes de ventilateurs au plafond, qui les font tourner sur eux-mêmes, retenus par leurs seuls cheveux.
– Les brûlures : eau bouillante, thé brûlant, cigarettes, les tortionnaires utilisent ce qu'ils ont sous la main. La police indienne du Pendjab avait une prédilection pour l'application de fers à repasser sur les suspects, qui laissent des signatures quasiment pathognomoniques.
– Les chocs électriques appartiennent à la torture moderne. Les électrodes sont appliquées en général sur les parties les plus sensibles, dans la bouche, sur le rectum et sur les organes génitaux. Les Chinois usent de matraques électriques. La Savak du shah d'Iran attachait les suppliciés sur des lits métalliques où l'électricité courait.
– Les asphyxies consistent à immerger la tête dans l'eau, mais aussi dans des bidons remplis d'urine, d'excréments...
– Les injections contaminatrices visent à inoculer l'hépatite ou le VIH. La contamination peut être faite par le viol.
– Les tortures sexuelles.
– Les tortures psychologiques sont universelles : privations sensorielles, privation des besoins élémentaires (dormir, manger, boire, uriner) ou exposition permanente à des stimuli (bruits, lumière...). Les simulacres d'exécution sont anciens.
– L'humiliation : «Je reste convaincu, dit le Dr Duterte, que c'est la pire des tortures et la plus difficile à prendre en soins.»
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