I L est un concept récurrent dans les propos de Gilbert Montagné, qui donne toute la mesure de sa philosophie de la vie. Pour lui, s'il est clair que tout handicapé doit avoir la place qui lui revient dans la société, il lui faut se montrer ouvert aux autres, aller au-devant d'eux pour les aider à surmonter leur peur de l'inconnu. « C'est souvent à nous de faire le premier pas pour que l'autre vienne, mais ce n'est pas un problème... L'important c'est que la rencontre se fasse. »
Cette générosité d'esprit ne s'arrête pas là. Elle s'exprime aussi lorsqu'il évoque les circonstances ayant entraîné sa cécité, peu après sa naissance. Né avant terme et ne pesant que 950 g, il avait, en effet, été pris en charge à la maternité Port-Royal-Baudeloque et immédiatement placé en couveuse. Malheureusement, comme cela était relativement fréquent à l'époque (nous sommes en 1951), une trop forte concentration d'oxygène lui avait été délivrée, entraînant des lésions rétiniennes irréversibles.
On s'attendrait donc à ce que cette « victime de la médecine » voue une haine farouche aux blouses blanches. Il n'en est rien. Gilbert Montagné raconte avec une grande simplicité comment, trente ans après cet accident qui lui a coûté la vue, le hasard ayant voulu qu'il se trouve sur le même plateau de télévision que le Pr Minkowski (qui s'était occupé de lui à Baudeloque), il avait eu « le grand bonheur de pouvoir lui dire merci », car, dit-il, « sans lui, je ne serais pas de ce monde ».
Un mode de vision différent, mais fascinant
Gilbert Montagné est un homme serein, et cela n'est pas une façade. « J'aime beaucoup ma forme de vision, se plaît-il à dire. Elle est différente de la vôtre, bien sûr, mais tellement fascinante ! Mes oreilles et mon cerveau me fournissent une quantité d'informations que vous ne soupçonnez pas et qui me permettent, par exemple, de savoir au centimètre près où se trouve le visage d'un interlocuteur par rapport à moi-même. » Et d'expliquer que, même par le téléphone, il a une idée précise de la pièce dans laquelle se trouve son interlocuteur, y compris de la hauteur du plafond : « Cela s'entend. »
Pourquoi alors, sauf cas exceptionnels, les individus dotés de leur vue ne développent-ils pas des facultés « extraordinaires » ? Pour Gilbert Montagné, cela vient de ce que notre vision est parasitée : « L'énergie oculaire occupe une telle place chez la plupart des gens qu'ils pensent qu'il n'en reste plus pour une autre forme de vision, beaucoup plus large. Or le cerveau a des possibilités fantastiques ; si nous savions en tirer pleinement parti, il y a des tas de choses que nous pourrions faire, dont nous sommes actuellement incapables. »
Gilbert Montagné est naturellement favorable à tous les aménagements destinés à faciliter la vie des handicapés et, en particulier, des non-voyants. A ce titre, il se dit choqué qu'en 2001, on en soit encore à discuter et tergiverser, alors que les solutions existent. « La France est nettement à la traîne par rapport à de nombreux autres pays. Et même lorsqu'une loi finit par être votée, il faut beaucoup de temps avant qu'elle soit mise en application : c'est vraiment une injure faite à l'intelligence. En fait, ce qui fait défaut, c'est la conviction. »
Au ton posé sur lequel ce réquisitoire est prononcé, on devine qu'il n'est pas le fait d'un être aigri et frustré, mais de quelqu'un qui a maintes fois vécu les conséquences de cette situation. Une circonstance récente et on ne peut plus démonstrative vient, d'ailleurs, spontanément à l'esprit de notre interlocuteur : « Hier, par exemple, j'ai eu à traverser une grande avenue alors que j'étais tout seul et je vous garantis que ça fait très peur. Car, pour un non-voyant, il est impossible de savoir si le feu est vert ou rouge. Il existe bien quelques feux sonores, mais ils sont trop peu nombreux : ce qui devrait être la règle fait plutôt figure d'exception. »
Des améliorations encore trop fragmentaires
S'il estime que de gros efforts restent à faire pour améliorer la vie quotidienne des non-voyants, Montagné n'en salue pas moins les initiatives positives qui vont dans ce sens. Ainsi, il déclare avoir été très sensible au fait que, lors d'un court séjour qu'il avait effectué dans un hôpital, un document d'accueil en braille lui avait été spontanément remis (encadré).
L'une des initiatives qu'il juge particulièrement heureuses est la décision prise par les laboratoires pharmaceutiques de faire figurer le nom des produits en braille sur les emballages. Il ajoute toutefois : « Cela est très bien, mais j'espère que le nom du médicament est aussi écrit en lettres suffisamment grosses pour être lu par les personnes âgées qui ont une mauvaise vue. Car ces gens-là représentent une importante fraction de la population et ils ne lisent pas le braille. »
En revanche, l'industrie alimentaire demeure, pour l'heure, « réfractaire » à l'idée d'un étiquetage des produits en braille. Pour G. Montagné, cette situation est « absolument intolérable » et des « mesures urgentes » devraient être prises pour y remédier : « Quand on est non-voyant, faire ses courses est un enfer, car on n'est pas du tout sûr de ce qu'on achète. Pourtant, avec les progrès technologiques, il ne devrait pas être bien difficile d'instituer un double étiquetage des produits alimentaires. »
Toutefois, souligne Montagné, de réels résultats ne seront obtenus que si les associations de handicapés agissent en synergie : « Il y a quand même quelque cinq millions de handicapés en France, ça n'est pas rien. Mais il ne doit pas y avoir les non-voyants d'un côté, les malentendants d'un autre et ainsi de suite. Nous sommes tous sur le même bateau et nous devons nous unir si nous voulons faire avancer les choses. »
L'un des domaines dans lequel, selon Gilbert Montagné, beaucoup d'efforts restent à faire est celui de l'insertion effective des handicapés au sein de la communauté, notamment grâce à l'accès au travail : « La loi donne aux entreprises le choix entre employer un quota de 6 % de handicapés ou acquitter une taxe (NDLR : reversée aux associations). Or, aujourd'hui encore, nombre de sociétés préfèrent payer la taxe plutôt que d'engager des handicapés. » Montagné estime que la fonction publique pourrait, d'ailleurs, donner l'exemple en employant des handicapés dans ses services d'accueil des usagers. « Ce serait reconnaître que ces personnes font partie intégrante de notre société. »
Montagné connaît très bien ses « dossiers » et tout ce qui fait encore obstacle à l'intégration des personnes souffrant de handicaps le révolte profondément. Il déplore, en particulier, qu'en l'état actuel des choses, toutes n'aient pas accès aux équipements qui leur permettraient de mener une vie quasi normale. « Posséder un fauteuil roulant, pour quelqu'un qui en a absolument besoin, ce n'est pas un luxe, mais une nécessité », s'insurge-t-il. « Or, si les handicapés qui ont un travail peuvent effectivement faire l'acquisition d'un tel matériel, il en va tout autrement des gens qui, invalides, sont contraints de rester chez eux : ceux-là n'ont rien du tout. »
Internet a changé la vie des non-voyants
Gilbert Montagné en vient tout naturellement à aborder la question de l'accès à l'information qui est, selon lui, un élément fondamental de l'intégration des handicapés et, plus particulièrement, des non-voyants. C'est ainsi que, contre toute attente, il déclare que l'ordinateur et, plus encore Internet, ont totalement changé sa vie. « J'ai la chance, comme un certain nombre d'autres non-voyants, de posséder un ordinateur équipé d'un afficheur en braille et d'un synthétiseur vocal, et cela m'a ouvert tout un domaine auquel je n'avais pas accès jusqu'alors. Auparavant, lire la presse m'était impossible, mais maintenant, grâce à Internet, je dispose des informations de tout un chacun, et ça, c'est fantastique. »
Au passage, confirmant sa sérénité face aux choses de la vie, Montagné observe : « Je ne suis pas de ceux qui tempêtent contre Internet. C'est vrai qu'on y trouve de tout, y compris des trucs contestables, mais c'est comme dans la vie : quand vous ouvrez votre boîte aux lettres, vous y trouvez des lettres que vous attendiez, mais aussi des prospectus que vous jetez à la poubelle. Eh bien, Internet c'est la même chose, ni plus ni moins. »
Dans ce contexte, Gilbert Montagné souhaite que, dans un proche avenir, les ordinateurs soient livrés en série équipés d'un synthétiseur vocal. Il se montre, d'ailleurs, très confiant à ce sujet, compte tenu de l'engouement croissant du public à l'égard des systèmes vocaux qui devraient profiter aux non-voyants. « On voit bien que, sur les téléphones mobiles, les opérateurs tendent à développer de plus en plus les services vocaux, parce qu'ils ont compris que, par exemple, lorsqu'on est en voiture, il est plus facile d'énoncer le numéro de son correspondant que de le composer manuellement. »
Ces nouvelles technologies passionnent Montagné. L'intérêt qu'il manifeste pour le GPS (Global Position System) en est une illustration parmi d'autres : « On a ici l'exemple d'un système initialement développé par les Américains à des fins militaires, et qui est ensuite devenu un instrument de paix. Moi, je trouve ça très bien. » Les non-voyants ont d'ores et déjà la possibilité d'acquérir de petits appareils portables, mais non vocaux. D'ici à moins de cinq ans, des GPS totalement vocaux devraient faire leur apparition sur le marché, estime Montagné, qui précise : « Je possède un appareil vocal dans mon véhicule, mais, si je veux entrer une adresse, je dois le faire au clavier. »
On l'a vu, pour Gilbert Montagné, se tenir informé revêt une grande importance. L'actualité médicale ne fait pas exception et, tout naturellement, les progrès accomplis dans le domaine ophtalmologique n'ont pas échappé à son attention. Mais, s'il est une affection dont il juge qu'elle doit faire l'objet de recherches intensifiées, c'est incontestablement la rétinite pigmentaire (DMLA). En effet, du fait du vieillissement de la population, de très nombreux individus sont frappés de ce trouble, et leur nombre ne pourra qu'augmenter au cours des prochaines décennies. Or, souligne Montagné, pour ces sujets, la perte de la vue est d'autant plus dramatique qu'elle survient brutalement, sans qu'ils y aient été préparés : « Pour un non-voyant de naissance tel que moi, la cécité ne pose pas de problème majeur au quotidien, car il n'a rien connu d'autre. En revanche, une personne qui devient subitement aveugle doit complètement réapprendre son mode de vie, et ça c'est terriblement angoissant. »
Détresse des non-voyants d'Afrique
L'Afrique ! Pour les médecins, tout semble avoir été dit sur les tenants et aboutissants du fléau que constitue la cécité sur ce continent : le rôle de vecteur joué par l'eau dans la transmission des affections dont elle est la conséquence, le manque de moyens pour prévenir ces dernières, les difficultés d'accès aux soins pour les populations infectées, etc. Mais il y a un aspect culturel fréquemment méconnu et qui, pourtant, contribue à rendre le statut des non-voyants d'Afrique encore plus dramatique. Gilbert Montagné a eu de multiples occasions de mesurer l'étendue du problème et l'explique fort bien : « En Afrique, la cécité est considérée comme une punition, une malédiction qui frappe non seulement celui qui est devenu aveugle, mais aussi l'ensemble de sa famille. Les non-voyants sont, de ce fait, totalement rejetés par leur communauté, ce qui ne fait qu'aggraver leur handicap et leur isolement. Et il faudra sûrement beaucoup de temps pour que les mentalités évoluent sur ce plan. »
Lorsqu'il se trouve en Afrique, Montagné s'efforce donc d'apporter une aide morale à ces non-voyants en leur expliquant comment tirer profit des potentialités qu'ils portent en eux pour trouver un nouveau sens à leur existence. Cette philosophie de vie, qui est une composante profonde de sa personnalité, il s'emploie, d'ailleurs, à la communiquer à tous ceux qui croisent son chemin : « Lors de mes déplacements, il m'arrive d'être abordé par des êtres en situation de détresse, qui ont besoin d'aide. A ces gens-là, je dis : " Vous pensez que, après ce qui vous est arrivé, votre vie est finie, mais vous vous trompez complètement. Vous avez en vous des forces que vous ne soupçonnez même pas et vous verrez que, si vous prenez seulement cinq minutes pour y réfléchir, ces forces ne manqueront pas de s'exprimer et cela vous paraîtra fantastique." Sur le moment, ils croient que je leur raconte des conneries, mais j'ai pourtant eu des témoignages de personnes qui ont compris ce que je voulais dire : bien sûr, elles n'ont pas retrouvé la vue, mais elles ont découvert en elles de nouvelles ressources qui leur ont redonné le goût de vivre. »
Aujourd'hui plus que jamais, Gilbert Montagné poursuit son combat en faveur des non-voyants, car il est convaincu que les deux communautés - voyants et non-voyants - peuvent cohabiter ensemble. Cela est tout à fait à l'image de celui qui, à l'âge de quinze ans, a décidé de quitter l'établissement spécialisé dans lequel l'avaient placé ses parents pour entrer au lycée Voltaire.
Gilbert Montagné a publié deux livres : « Tu vois ce que je veux dire ? » (Robert Lafont, 1987) et « les Yeux du cur » (Ramsay, 1997).
Non-témoin oculaire
Inépuisable catalyseur de notre imaginaire, le cinéma nous a souvent servi le thème de l'aveugle (généralement une femme, pour accroître l'émotion du spectateur), témoin involontaire (et, bien sûr, unique) d'un crime odieux et qui se révèle un auxiliaire aussi précieux qu'inattendu de la justice en fournissant la description exacte du meurtrier, permettant ainsi de le confondre.
Mais, ici comme dans d'autres domaines, les scénaristes de films font un peu figure de Jules Verne. Car, si cette capacité des non-voyants à visualiser précisément les personnes constitue bel et bien une réalité, les instances judiciaires sont encore loin de la prendre en compte : pour l'heure, la bonne vieille notion de « témoin oculaire » continue de prévaloir, ce qui, d'emblée, invalide tout témoignage émanant d'un non-voyant.
Mieux encore, Gilbert Montagné relate un fait (le terme d'« anecdote » serait ici déplacé tant les péripéties paraissent scandaleuses) qui illustre à quel point le témoignage d'une telle personne a peu de valeur pour la justice. Un piéton est renversé par un chauffard alors qu'il s'apprêtait à aider un non-voyant à traverser la rue ; ce dernier ne sera même pas admis à déposer sur les circonstances de l'accident. Normal, puisqu'il n'a rien vu.
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