Le Généraliste : Vous pointez souvent du doigt la tendance à l’adultomorphisme dont sont victimes les enfants. Qu’entendez-vous par là ?
Pr Patrick Tounian. L’adultomorphisme correspond à l’application à l’enfant de principes, de mécanismes, ou encore de thérapeutiques qui ont fait leur preuve uniquement chez l’adulte. C’est un phénomène fréquent notamment en nutrition. Par exemple, le régime pauvre en graisse diffusé en médecine adulte, ne s’applique pas du tout à la pédiatrie. Pourtant, une restriction des apports lipidiques est fréquente au moment de la diversification alimentaire du nourrisson.
Même chose pour la viande. Parce que, chez l’adulte sa forte consommation est suspectée de favoriser les cancers du colon, la viande est souvent portion congrue dans l’alimentation des enfants. Pourtant sa consommation n’est pas délétère chez eux. Bien au contraire, des apports réguliers (de l’ordre de 100g / jours) semblent même être indispensables pour éviter les carences en fer en l’absence de consommation de lait de croissance.
Autre exemple typique d’adultomorphisme : l’obésité. L’obésité de l’enfant et celle de l’adulte sont probablement deux maladies distinctes aux origines différentes (voir encadré). Et si un excès calorique et la « malbouffe » peuvent être la cause du surpoids chez l’adulte, c’est beaucoup plus complexe chez l’enfant. Même en se forçant, l’enfant ne peut pas grossir sauf prédisposition constitutionnelle sous jacente ! Ce qu’on entend partout -à savoir que l’obésité de l’enfant est le fruit de mauvaises habitudes alimentaires - ne correspond donc pas vraiment à la réalité. Pourtant bon nombre d’enfants se voient appliquer les normes diététiques de leur ainés, voir des régimes restrictifs, afin de prévenir une hypothétique obésité. Avec à la clef un risque réel de carence et de troubles du comportement alimentaires.
Comment expliquer vous ce phénomène ?
Pr P.T. Je crois qu’il y a une mauvaise information médicale faite sur le sujet par des experts qui ne sont souvent pas médecin eux même et qui pour la grande majorité n’ont jamais vu d’enfant obèse de leur vie. D’où la diffusion de véritables contre vérités !
En d’autres termes, les messages nutritionnels de santé publique ne vous semblent pas adaptés à l’enfant ?
Pr P.T. Certains sont effectivement mal adaptés. Le meilleur exemple est celui des 5 fruits et légumes quotidiens. Une telle quantité est non seulement difficile à appliquer chez l’enfant, mais elle n’a de plus jamais démontré son intérêt à cet âge. Une ou deux portions sont probablement suffisantes chez l’enfant.
L’adultomorphisme n’est pas l’apanage de la nutrition ?
Pr P.T. Non, la prescription d’examens complémentaires s’y prête aussi volontiers. Ainsi, on voit souvent dans nos services des enfants pour qui un bilan de type « adulte » a été prescrit devant une fatigue, une douleur thoracique, etc. Avec notamment un dosage du cholestérol, alors que chez l’enfant, l’hypercholestérolémie n’est jamais symptomatique sauf situation exceptionnelle. Une fois prescrit ces bilans peuvent s’avérer très anxiogènes pour les parents surtout si l’on trouve effectivement une petite hypercholestérolémie ! Sur le plan thérapeutique, le RGO est aussi un exemple classique d’adultomorphisme. Les IPP qui ont une réelle efficacité chez l’adulte sont volontiers proposés pour soulager les pleurs des nourrissons. Or les quelques études faites chez l’enfant n’ont jamais montré l’efficacité des IPP dans les pleurs du nourrisson. Malgré cela c’est une prescription qui reste extrêmement étendue…
Le manque d’essai clinique en pédiatrie n’est-il pas justement un autre facteur contribuant à l’adultomorphisme ?
Pr P.T. C’est vrai, la pédiatrie manque d’essais cliniques et nous utilisons énormément de médicaments dont la démonstration de l’efficacité a été faite chez l’adulte uniquement. En ville, 25% des prescriptions concernant l’enfant se font hors AMM et cette proportion peut atteindre plus de 50% dans un service hospitalier comme le notre voire 90% dans les unités de soins intensifs pédiatriques. Les choses vont un peu mieux depuis 2007, le règlement européen imposant depuis cette date aux laboratoires d’accompagner le développement de tout nouveau médicament pour adultes d’un plan d’investigations pédiatriques. Mais pour les anciennes molécules, personnes ne semble très motivé pour faire bouger les choses …D’où un adultomorphisme forcé !
Pensez-vous que la « pénurie » de pédiatres soit aussi un facteur favorisant ?
Pr P.T. L’idée n’est pas de dire que tous les enfants doivent être vus par des pédiatres - ce qui n’est d’ailleurs pas possible - mais plutôt d’inciter les praticiens à ne pas plaquer systématiquement l’adulte à l’enfant sans se poser de question. Il faut toujours s’interroger sur les bases de sa démarche médicale : est-ce quelque chose que j’ai appris chez l’adulte ou est-ce que j’ai lu des choses spécifiques à l’enfant » ? Il faut revenir au scientifique. Sinon, on peut aboutir à de mauvais diagnostiques, de mauvaises pratiques etc…
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